La Redevance abolie ou l'Oracle inutile ou Beaucoup de bruit pour rien

Auteurs : Jacquinet (Auguste)
Parodie de : Démophon de Marmontel et Cherubini
Date: 22 septembre 1789
Représentation : 22 septembre 1789 Théâtre des Associés (Théâtre Patriotique)
Source : Inconnu
Remarques :
Mention: ms. BnF, fr. 9274.
[Auguste Jacquinet]

La Redevance abolie


[L’Oracle inutile ou beaucoup de bruit pour rien]
Parodie en deux actes de Démophon, opéra nouveau


BnF ms. fr. 9274

Acteurs


Le bailli de la Rapée
Léandre, son fils aîné
Pierrot, son fils cadet
La sorcière
Retors, huissier
Colombine, fille de Retors, blanchisseuse
Isabelle, fille du bailli de Montreau
Lardon, cuisinier du seigneur
Gilles, valet du Bailli
Bateliers
Blanchisseuse
Recors
Cuisiniers
Le peuple
La scène est à la Rapée.

La Redevance abolie


Acte i

Le théâtre représente les bords de la rivière à la Rapée, de côté, la maison du Bailli.

Scène 1

[bateliers, blanchisseuses, retors, colombine]
retors
Amis, nous nous flattions en vain de l’avantage
De voir Monseigneur oublier
Le droit qu’il a sur ce village !
Son orgueil y tient trop... j’ai vu son cuisinier
Roder aux environs : n’espérons plus de grâce.
Sans doute, il vient chercher la dinde grasse
Que pour hommage on lui doit tous les ans.
le peuple
Hélas !
retors
Dieux ! qu’est-ce que j’entends ?

Scène ii

le peuple, lardon entre précédé de quatre cuisiniers

Ils entrent sur l’air de Malbrough. Le premier porte une broche, le deuxième une lèchefrite, le troisième un grand couteau : le quatrième rien. Lardon entre le dernier quand l’air est fini.
le peuple
Ciel, c’est Monsieur Lardon !
lardon
Enfants, c’est avec peine
Qu’au nom de Monseigneur je viens vous déclarer
Qu’aujourd’hui ce couteau doit sortir de sa gaine
Pour immoler l’oiseau que vous m’allez livrer.
colombine
Vous vous chargez toujours, pour nous désespérer,
D’une commission et cruelle et sanglante !
Pouvez-vous sans douleur songer qu’à pareil jour
Tous les ans, par vos mains, une bête innocente
S’arrache en gémissant de notre basse cour !
lardon
Que voulez-vous, je fais ce qu’on m’ordonne.
Je plains votre victime, et tout en l’égorgeant
Je sens que mon cœur saigne...
colombine, au peuple
Il est bonne personne,
Et ne nous fait du mal qu’à son corps défendant ;
À Lardon.
Au moins, dites-nous franchement
Si Monseigneur prétend qu’un usage barbare,
Fondé sur son caprice, existe encor longtemps ?
Quelle est la source enfin de cette loi bizarre ?
lardon
Voilà ce que j’en ai su dans le temps :
Un rossignol dont les tendres accents
Flattaient l’oreille en bémol en bécarre,
Qu’il avait lui-même élevé,
Par l’un de vous de sa cage enlevé,
Mourut en cet endroit mangé par une chatte !
Vous punir de sa mort est tout ce qui le flatte.
Dans le premier moment de ce fatal trépas,
Devant sa cage, à l’entour de sa tombe,
À son ombre plaintive, on immola les chats !
Mais par ce sanglant hécatombe,
Croyant pour satisfaire aux mânes de l’oiseau
Et de sa déplorable histoire,
Voulant se rappeler sans cesse la mémoire,
Il ordonna que tous les ans
On servirait dessus sa table
Un dindon que ses habitants
Pour expier leur attentat coupable
Auraient empâté de leurs mains.
retors
Mais, à ces ordres inhumains,
À sa vengeance, enfin, n’est-il donc point de terme ?
Parlez, mon cher Lardon, que devons-nous penser ?
lardon
Ce mystère important que vous voulez percer,
Dans les cartes sans doute en secret se renferme.
La sorcière à vos yeux pourra le découvrir,
Et pour vous les tirer, je l’ai fait avertir.
Elle vient, la musique annonce sa présence.

Scène iii

la sorcière entre de même dans une brouette traînée par deux nègres. On la fait sortir, et on sort sa table et sa gibecière.

Musique ridicule de l’entrée de la fille d’Omar dans Le Cadi dupé.
la sorcière
Allons, mes chers enfants, reprenez espérance.
le peuple
Dites-nous, Monseigneur voudra-t-il s’apaiser ?
la sorcière
Sans doute son courroux un jour pourra cesser.
On lui place sa table : elle étale et tire ses cartes.
On joue l’air de La bonne aventure.
la bohemienne
Or, écoutez votre bonne fortune.
Quand vous verrez les merles blancs,
Quand vos pigeons mangeront les milans,
Qu’enfin avec les dents, vous aurez pris la lune,
Vous serez délivrés d’une rente importune.
retors
Ô ciel, c’est se moquer de nous !
Faites-nous donc des pronostics plus doux.
la sorcière
Voyons si du café, dans ce cas déplorable,
Le marc à vos désirs sera plus favorable.
On lui verse dans une tasse avec une cafetière.
La musique joue l’air : Je prenais du tabac par beaucoup.
la sorcière
Voyez si ce sens-là sera plus consolant :
Le sort pour vous ne sera plus funeste
Quand vous verrez : un bon auteur modeste ;
Sans intérêt un Richard vous prêtant ;
Sans vanité Legrand vous protégeant ;
Et sans colère un poltron se battant.
le peuple
Ô Ciel !
la sorcière
Écoutez votre reste.
Enfin, votre mal finira
Tout aussitôt que l’on verra
Par le secours du Dieu du Pinde
Un poète produire un fort bon opéra.
le peuple
Miséricorde !
retors
Hélas ! Notre seigneur aura
Le temps de recevoir encore plus d’une dinde.
Ils s’en vont avec la sorcière sur l’air Allons-nous-en gens de la noce.

Scène iv

lardon, les cuisiniers, retors et colombine

retors
Ècoutez-moi, mon cher Lardon :
Je veux de mon projet vous faire confidence.
Je suis peu riche, autour de ma maison
L’on ne voit point en abondance
Les dindes s’élever. Une seule, en honneur,
Y vit du grain que lui jette ma fille.
Elle y prend son plaisir, elle en fait son bonheur.
Près d’elle cet oiseau va, vient, glousse, sautille...
Je prends de l’intérêt moi-même à le nourrir,
Et je le défendrais quand j’y devrais périr.
lardon
Mais il faut que chaque famille
Courre le même risque, et le sort est égal.
retors
Non, non, il ne l’est pas. Nous souffrons tout le mal,
Et le Bailli sous nos yeux s’en exempte.
Loin du danger qui nous tourmente,
Il tient sa basse cour près du port à l’anglais,
Où sans craindre le sort, elle s’augmente en paix !
Pourquoi lorsqu’on frémit ici pour tous les nôtres,
Ses dindons seraient-ils plus préférés que d’autres ?
lardon
Mon cher Retors, il est bailli.
retors
Et moi, je suis aussi malin que lui...
Quoi donc, parce qu’il est plus riche,
Il lui sera permis de se montrer plus chiche
Et sur le pauvre seul tombera le malheur ?
Non, non, tous sont égaux aux yeux de Monseigneur.
C’est en vain qu’un bailli se goberge et nous raille ;
Il est temps qu’il partage enfin notre douleur :
Jusqu’ici nos oiseaux ont eu toute la peur !
Viens, je veux aujourd’hui voir trembler sa volaille.
Il sort avec Lardon.

Scène v

colombine reste seule

Ah, voilà qui commence à se mêler bien fort !
J’ai grand peur pour ma dinde ! Et mon amant Léandre
Qui n’est pas là pour la défendre !
Çà, n’est-il pas tout comme un sort ?
Si je disais un mot pourtant, la pauvre bête
D’un si cruel trépas garantirait sa tête.
D’original elle était au bailli,
Son fils me l’a donnée, il sera son appui
Quand il saura que c’est son bien...mais diable,
Réfléchissons. Je tiens l’oiseau du fils,
Mais il l’a pris au père et ce sans son avis,
Et l’ayant recélé, je suis aussi coupable...
Cela me clôt la bouche... Hélas !
Que je me trouve en un grand embarras !
En partant pour Passy, mon cher Léandre
Me laissa ce dépôt de l’amour le plus tendre,
Et me dit en pleurant : élève cet oiseau,
Prends-en bien soin ! De l’ardeur la plus pure
Qu’il soit entre nous deux le sceau !
Je te promets et je te jure
Qu’au premier œuf que tu verras de lui
Tu seras mon épouse. Hélas, c’est aujourd’hui
Que j’ai vu ce garant de mon bonheur suprême !
Et le destin cruel de mon amour jaloux
Va par un coup fatal, peut être aujourd’hui même,
Me ravir à la fois et la dinde et l’époux.

Scène vi

colombine, léandre entre en froc, couteau de chasse, petites guêtres, chapeau bordé et des sacs de papiers plein ses poches et sous les bras.

léandre
Bonjour ma chère Colombine !
colombine
Est-ce bien vous Léandre !
léandre
Eh qui donc ? Oui, c’est moi !
Je n’ai pas, que je crois, encore changé de mine,
Et je viens de nouveau t’assurer de ma foi.
colombine, l’embrassant
Ah, tu viens à propos ranimer mon courage !
Te souvient-il du tendre gage
Que tu me laissas en partant ?
léandre
S’il m’en souvient ! hélas !
colombine
Un bien cruel orage
A grondé sur sa tête... un cuisinier farouche
Est venu demander au nom de Monseigneur
La victime que pour sa bouche
On rôtit tous les ans.
léandre
Dissipe ta frayeur
Me voici de retour ; je réponds de la bête
Et ce fier cuisinier respectera sa crête.
Que l’on fasse tirer les dindons du commun,
J’y consens, au hasard on en peut choisir un ;
C’est un honneur pour eux de paraître à la table
De Monseigneur ! Mais je vais au Bailli
Déclarer à l’instant le sort de celui-ci.
colombine, le retenant
Où cours-tu donc ? Arrête misérable
Tu vas tout perdre. Un père inexorable
Lorsque tu te seras accusé d’un larcin,
Viendra, pour m’en punir, l’arracher de mon sein.
léandre
Non pas, il me doit trop. Pourtant de la Rapée
Je m’en fus à Passy pour poursuivre un procès
Pour le moins très douteux : mais ma plume trempée
Dans l’encre la plus noire et sans cesse occupée
À des exploits sans nombre emporte un plein succès.
J’ai moi-même plaidé la cause d’une haleine ;
J’ai gagné tous les frais. Je reviens triomphant !
Et quand un fils enfin lui porte de l’argent
Un bailli peut passer une mince fredaine...
Pour m’inspirer encor plus de cœur à ses yeux,
Mène-moi voir avant ce gage précieux.
Comment se porte-t-il ?
colombine, le retient
Écoute, cher Léandre !
Avant que de le voir, te souvient-il au moins
Qu’en le recommandant à mes plus tendres soins,
Tu me promis...
léandre
Ô ciel, que vais-je entendre ?
Je me rappelle tout. J’ai fait ce que j’ai dû
J’ai dit qu’au premier œuf...
colombine
Et bien, il est pondu !
léandre
Grands dieux !... J’embrasse donc ma femme !
Il l’embrasse.
colombine
Cher époux, tu remets le calme dans mon âme !
léandre
À présent ne crains rien, nous voici tous les trois
Liés par l’amitié, l’amour et la nature,
Et devant le village et le Bailli je jure
Que de trois nœuds si saints je défendrai les droits.

Scène vii

les susdits, gilles

gilles
Seigneur, le Bailli vous demande,
Et l’on voit arriver le Coche de Montreau.
léandre
C’est bon, allez attendre qu’il descende.
Vous, Madame, avant peu vous verrez du nouveau.
Ils sortent ensemble, Gilles devant lui, donnant la main à Colombine.

Scène viii

le bailli, retors, le peuple

le bailli, à Retors
Subalterne insolent ! huissier audacieux !
Je vous fais la défense
D’oser poursuivre en ma présence
Des propos si licencieux.
retors
Du papier griffonné d’après votre ordonnance,
De l’encre qu’à longs flots j’ai fait couler pour vous,
Est-ce donc là la récompense ?
le bailli
Il te sied bien encor de t’égaler à nous !
retors
Pour mieux savoir ce que le sort destine,
Nous nous verrons tantôt à la cuisine :
Là, nous saurons sur qui devront tomber ses coups,
Et lequel de nous deux fera tourner la broche !
Je ne dis rien de plus.
le bailli
Rebut de la Basoche !
Griffonneur ambulant, tu menaces ton chef !
Je te casse, et de plus t’ordonne derechef
De vider à l’instant de ces lieux.
Retors s’en va.

Scène ix

le bailli, le peuple

le bailli
Vous, enfants, écoutez ce que [je] vais vous dire,
Et vous verrez qu’ici je fais tout pour le mieux.
Je ne veux plus qu’au sort la victime se tire ;
Du hasard, ne craignez plus rien.
Et comme je ne cherche en tout que votre bien
Dorénavant je nommerai moi-même
Celui qui devra la fournir.
un batelier
Eh ben mordienne, un beau système !
Il est bon là, grand merci du plaisir !
le bailli
Quoi donc ?
le batelier
Nous prenez-vous aussi pour des oiseaux de l’Inde ?
Que ce soit Monseigneur, ou bien le sort, ou vous,
Qui prononciez, c’est toujours parmi nous
Sans rien risquer vous choisir une dinde.
le bailli
Sans doute... mais... n’ayez pas peur
J’en veux à quelqu’un... et j’agirai de manière
Que vous serez contents... Mais changeons de matière
Je veux à mon cher fils annoncer son bonheur.

Scène x

les susdits, léandre arrive

le bailli
Venez, mon fils, mon digne successeur !
Je vois avec plaisir, que marchant sur ma trace,
Vous pourrez noblement un jour remplir ma place ;
En attendant, je veux vous établir,
Et de Passy je vous ai fait venir
Pour recevoir ici l’auguste fille
Du bailli de Montreau.
léandre
Un choix si glorieux
Est sans doute un honneur bien grand pour ma famille,
Et pour moi plus encor !...
À part.
Ô Ciel, je grille !
Ma pauvre Colombine !..
le bailli
Elle aborde en ces lieux.
J’entends déjà les cris qui précèdent le coche.
Venez, mon fils, allons à son approche.
On fait détacher un batelier qui va au coche.

Scène xi

[coche, léandre]

On voit passer le coche avec le monde. On entend les cris :
Ho ! parle donc, hé malotru !
Dis donc, de quel pays viens-tu ?


Du pays où ton père
Est mort sans toucher terre.


Quieu, regarde donc celui-là,
Il ne sait pas s’il parlera.


Toi, tu n’en fais pas de demeure.

[...]


léandre, sur le devant
J’aurais payé six francs qu’arrêtant le bateau
La glace l’eut cassé dans le port de Montreau.

Scène xii

les susdits, isabelle et pierrot sortant d’un petit bateau

La musique joue l’air Nous nous marierons dimanche.
le bailli, à Isabelle
Noble fille d’un père, honneur de la chicane
Et de qui les aïeux sont tous de père en fils
Ou procureurs, ou greffiers, ou baillis
Souffrez qu’à votre époux, servant ici d’organe
Je vante son bonheur de s’unir avec vous.
Le voici... Vous, mes camarades,
Aux bateliers.
Pour occuper le temps pendant leurs embrassades
Malgré votre chagrin, riez et dansez tous !
Ballet des bateliers.
le bailli, après le ballet
C’est assez mes amis.
À Isabelle.
Madame [...]
En vous retenant là, j’ai fait une sottise.
Quoique la danse amuse, à tous il faut songer ;
Vous arrivez de loin : chez moi la table est mise,
Et lorsque l’on a faim, le mieux c’est de manger.
Ils s’en vont tous sur l’air Allons à la guinguette.

Acte ii


Scène i

isabelle, pierrot sortant de chez le Bailli

pierrot
Tandis que là-dedans un chacun boit et mange,
Voyant que vous ni moi n’avions plus d’appétit
Pierrot dans cet endroit en tremblant vous conduit
Pour vous dire un secret qui bien fort lui démange.
isabelle
Savez-vous bien, Pierrot, qu’à parler franchement
Tout ce qu’on voit ici m’étonne étrangement ;
Qui diable a donc chez vous ridé toutes les faces
Le Bailli dans un coin roule les deux gros yeux,
Le fils aîné paraît me faire des grimaces ;
Le cadet me regarde avec un air piteux !...
Enfin, parmi vous tous, je n’ai vu je vous jure,
Rien que des chevaliers de la triste figure.
pierrot
Madame, hélas ! Madame...
isabelle
Hé bien, madame ! après,
Parlez-donc
pierrot
Non. Laissez-moi mes secrets.
isabelle
Eh ! gardez-les... Hélas ! Venant à la Rapée
Je ne m’attendais pas à pareille équipée...
Mais parlez donc, mon cher Pierrot !
Comment ! auprès de moi vous restez comme un sot !
Vous qui chez nous toujours empressé pour me plaire,
Riez, chantiez, dansiez !...enfin que mon cher père
Nommait le boute-en-train de toute la maison.
pierrot
Ah ! C’est justement ça qui m’a porté guignon.
Tant va la cruche à l’eau qu’enfin elle se brise.
isabelle
Un discours si subtil est trop malin pour moi.
pierrot
Eh bien, quitte pour faire une sottise :
Puisqu’il faut parler net, je suis amoureux.
isabelle
Toi ?
pierrot
Moi-même et comme un diable.
isabelle
Et de qui pourrait-ce être ?
[...]lare le bonnement entre nous.
pierrot
[Et] si c’était de vous ?
isabelle
De moi ?
pierrot
Eh ! oui, de vous.
Voilà le mot lâché ! Je n’en suis plus le maître.
isabelle, avec dignité
Pierrot !
pierrot
Plait-il ?
isabelle
Vous êtes un nigaud.
pierrot
Bien obligé de votre politesse.
isabelle
Il fallait donc parler plutôt.
Me le disant là-bas, j’aurais été maîtresse
De prendre ça comme j’aurais voulu.
pierrot
Ma foi, que voulez-vous ? J’ai parlé quand j’ai pu.
isabelle
Ècoutez- moi, d’ailleurs, il n’est qu’un mot qui serve
Je ne sais pas pour qui le destin me réserve
Mais vous devez savoir qu’il est des cas
Où l’orgueil d’un haut rang quelques fois nous a[fflige].
Mon père étant de robe, un préjugé m’oblige
À dédaigner tous ceux qui ne la portent pas.
D’un Bailli seulement je dois être la femme,
Avez-vous quelqu’espoir de l’être un jour ?
pierrot
Eh dame !
Ça peut venir bientôt... Seulement que mon père
Attrape un accident ; après ça que mon frère
Vienne à mourir... il faudra bien
Que j’hérite à la fois de la place et du bien.
C’est clair.
isabelle
La peste ! quelle avance !
En ce cas, mon ami, vivez en espérance.

Scène ii

les susdits, léandre

léandre
Madame, il n’est plus temps de tortiller
Je vois que le tapis ne fait que s’embrouiller !
Et je viens en deux mots vous dire le mystère.
Vous arrivez ici pour chercher un époux !
Mais quoique cet emploi m’eût été des plus doux
Je ne puis faire votre affaire.
isabelle
Qu’entends-je ! Ô Ciel !
léandre
Ne croyez pas
Que cet aveu vienne d’impolitesse !
Mon refus, loin de blesser vos appas,
Ne peut prouver ici que ma délicatesse.
Bien avant que le coche eût dans ces tristes lieux
Débarqué les attraits qui brillent à mes yeux,
Et même avant que la Rapée
Eut retenti de votre renommée ;
À l’insu de mon père, apprenez que mon cœur
Dans une blanchisseuse a trouvé son vainqueur.
pierrot
Oh, oh, voilà qui va changer la carte.
isabelle
Hé bien donc, en ce cas, il faut que je reparte.
léandre
Tout au contraire, il faut me faire un grand plaisir.
isabelle
Lequel ?
léandre
Allez trouver mon père,
Dites- lui que jamais je ne saurai vous plaire,
Que je ne peux pas... enfin, quoi...
Que vous ne voulez pas de moi.
isabelle
Ah ! Monsieur ! une fille sage et bien élevée
Ne dit pas ça...
pierrot
Non, quand elle le penserait.
léandre
Si fait ; si vous saviez ce qu’il en adviendrait.
pierrot
Quoi donc ?
léandre
Que moi, voyant mon épouse sauvée,
Pour que Pierrot puisse être aussi votre mari,
Je lui cède ma survivance
Que j’ai de l’emploi de bailli.
pierrot, sautant
Oh, le bon frère
À Isabelle.
Hé bien ! Voyez-vous apparence
À ce que je disais tantôt ?
Dépêchons-nous bien vite, allons trouver mon père
Vous lui direz le cas... et bientôt je l’espère
Vous serez Madame Pierrot.
Il s’en va avec Isabelle.

Scène iii

léandre, retors, colombine ils passent vite de l’autre côté.

léandre
Où courrez-vous tous deux ! Quel sujet vous altère ?
retors
Oh le maudit Bailli !... Je m’en étais douté...
Pardon ! C’est votre père, il faut de la prudence.
léandre
C’est égal ; dites tout, sauf la paternité.
retors
Hé bien donc, ce méchant a poussé la vengeance
Sur deux mots que tantôt je lui dis bonnement,
Jusqu’à vouloir impérieusement,
Sans que du sort on éprouve la chance,
Que nous payions la redevance
Que du village exige Monseigneur.
léandre
Que dites-vous ?
retors
Il veut dans sa fureur,
Qu’un oiseau que ma fille élève à la brochette,
D’entre nos bras soit arraché,
Et pour servir ce soir à l’instant embroché.
léandre
Dieux !... Mais sa rage est loin de se voir satisfaite.
Ce sacrifice affreux ne s’achèvera pas,
J’en atteste le ciel et plutôt à sa p[...]
On me verra cent fois affronter le tr[épas].
retors
Ahi, je tremble toujours, et malgré votre audace,
Quand on a contre soi procureurs ou baillis,
Je crois que le plus court est de gagner pays.
léandre
Quel est donc ce projet que votre esprit médite ?
retors
C’est de nous garantir tous les trois par la fuite.
Par bonheur, dès ce soir, un train de bois flotté
Doit redescendre la rivière ;
Nous partirons dessus ; le patron est frété,
Et pour nous mettre en sureté
Moi, ma fille et la dinde irons jusqu’à Nanterre.
léandre
Votre projet est très bien concerté
Et votre dinde encor pourra braver la parque !
Sauvez ses jours, et moi, je jure, en vérité,
Que dès que j’aurai pu mettre assez de côté
Pour faire le voyage, aussitôt, zeste, embarque,
Et je vas vous rejoindre.
Ils s’embrassent et se séparent.

Scène iv

les susdits, gilles

gilles
Arrête ! arrête !
retors
Hé bien
À qui donc en as-tu ? que veux tu ?
gilles
Presque rien
C’est une dinde. Il est vrai qu’elle est belle ;
On la dit grasse, et c’est mademoiselle
Qui de la nourrir a le soin
Pour un plat de cérémonie.
Monseigneur en ayant besoin,
Monsieur le bailli vous supplie
De vouloir à l’instant me remettre l’oison
Ou de ce même pas me suivre à la prison.
colombine
Ah Ciel !
léandre, tirant son couteau de chasse
Ah malheureux ! Je te coupe une oreille !
gilles
Ah bien vous allez faire une belle merveille !
Un valet de bailli n’est pas à cela près.
Aux Recors.
Emmenons-la toujours et nous verrons après.
Les recors emmènent Colombine et Gilles les escorte.
colombine, s’en allant
Cher Léandre ! Au secours !

Scène v

léandre seul, espadonnant de côté et d’autre

Ah, mort ! ah, ventre ! ah, tête !
Ah, canaille ! ah, coquins ! ... mais quoi ? comme une bête,
Tout en criant comme un déterminé,
Je me laisse enlever ma maîtresse à mon nez !...
C’est égal ! Ça n’en restera pas là !
Dans ma fureur je vais chercher mon père !
J’aurai la dinde ! ou bien ... Je ne dis que cela.
Il va pour sortir. Il voit entrer le Bailli.

Scène vi

léandre, le bailli

léandre
Ah ! Le voici... je crois que la prudence
Serait d’abord d’essayer poliment...
Voyons... Mon père... au nom de la clémence
Souffrez que j’ose en ce moment
Vous supplier pour une infortunée
Qui va par votre arrêt se voir emprisonnée.
le bailli
Mon fils, je vous l’ai dit souvent
Vous n’êtes rien qu’un innocent.
Né pour être bailli, vous devez vous défendre
De ces beaux mouvements d’intérêt, de pitié,
D’amour et d’amitié
Enfin de tout sentiment tendre.
léandre
Mon père, au moins qu’à votre fils
À vos genoux il soit permis
De réclamer les droits de la reconnaissance.
Retors éleva mon enfance :
De la chicane il m’apprit l’alphabet,
Il conduisit ma plume au sortir du cornet,
Il m’enseigna comment avec adresse
Au lieu de la justice employant la finesse,
Détournant des papiers, et soufflant des exploits,
L’on peut dans un procès faire taire les lois :
Comme à son avantage on doit faire une clause
Comme l’on peut gagner un rapporteur ;
Comme l’on peut s’entendre avec un procureur
Et pour tout dire enfin, dans la dernière cause
Que je viens de gagner contre les meilleurs droits.
Nous perdions les dépens, sans les détours adroits
Que j’ai par ses conseils su donner à [...].
Il tombe à ses genoux.
le bailli
Mon fils, ce n’est pas là le mot.
Reconnaissance à part, vous n’êtes pas si sot ;
Je vous connais, c’est plus à la fille qu’au père
Que vous prenez de l’intérêt.
léandre, se relevant
Eh ! quand même cela serait !
le bailli, s’emportant
Ah ! quand ça serait ? Téméraire !
Tu paieras ce mot là ! Je veux dans ma colère
Montrer comme un bailli mène les amoureux.

Scène vii

les susdits, isabelle et pierrot

le bailli
Ah ! fort bien. Vous venez à propos tous les deux.
Écoutez-moi, ma belle demoiselle,
Vous voyez bien ce monsieur-là ?
Montrant Léandre.
J’avais d’abord fourré dans ma cervelle
Qu’il vous épouserait ; mais ce n’est plus cela.
Tel que vous le voyez, ce n’est qu’un imbécile,
Un sot qui veut faire l’habile,
Un malappris, un rétif, un benêt,
Et pour finir, je vous donne à cadet.
pierrot, sautant de joie
C’est ti possible ça mon père ?
le bailli
Oui, ma parole
En est jurée.
À Léandre.
Et toi, monsieur le drôle,
Es-tu content ?
léandre
Oh ! J’en suis enchanté.
le bailli, se fâchant de plus en plus
Oui da ! ... voyez-vous l’insolence.
Oh bien, attends... Madame, il est déshérité ;
Et je donne à Pierrot ma charge en survivance.
léandre
Hé bien, mon père, encor, j’y souscris à plaisir.
le bailli, s’emportant toujours
Là ! voyez-vous que rien ne le corrige.
Coquin ! Si je m’y mets...
isabelle, le retenant
Mais à votre désir
Puisqu’il consent à tout, qui vous oblige
À vous fâcher ?
le bailli
C’est mon tempérament.
Je ne veux pas qu’un fils me nargue impunément.
léandre
Mais mon cher père...
le bailli
Encor ! prends garde,
Je ne sais qui me tient...
pierrot
Papa, pardonnez-lui.
isabelle
Oui, grâce, monsieur le bailli.
le bailli, de plus en plus fort
Si l’on dit un seul mot, je fais venir la garde
Et je l’envoie avec les autres.
léandre, mettant son chapeau de travers
Bon !
Voilà pour ma fureur la réplique donnée !
Je sens mon âme à tout déterminée
Et moi-même je vais les rejoindre en prison.
Il s’en va en colère.

Scène viii

les susdits, \emph hors léandre

le bailli
Tu le prends sur ce ton ? oh ! bien nous allons rire.
Emportons- nous donc bien puisqu’il le faut,
Et voyons qui des deux saura crier plus haut.
Il sort furieux par un autre côté.

Scène ix

isabelle, pierrot

isabelle
Ça s’arrange assez bien !
pierrot
Mais oui, de mal en pire.
Pour mon frère toujours... Ce qui console un peu
C’est que nous tirons bien notre épingle du jeu
Nous.
isabelle
Le hasard souvent passe notre espérance.
pierrot
Oui, nous avons bien fait de nous aimer d’avance.
Mais qu’entends-je...
On entend derrière un grand bruit. L’orchestre joue l’air des Trembleurs.
Allons voir.
Ils sortent ensemble.

Scène 10

lardon, entouré de quatre cuisiniers
lardon
Aiguisez vos couteaux
Amis, l’heure fatale approche
Allons, allumez vos fourneaux
Et surtout préparez la broche.

Scène 11

[blanchisseuses, retors, colombine]
lardon, à Colombine
Séchez les pleurs qui coulent de vos yeux,
Consolez-vous, mademoiselle,
Et profitez d’un instant précieux
Pour faire à votre oiseau vos éternels adieux.
colombine
Hélas !
lardon
Ah croyez-moi, la dinde la plus belle
Ne vaut pas qu’une fille aille en prison pour elle.

Scène xii

les susdits, retors et léandre entrent suivis des bateliers armés de leurs crocs

léandre, à Lardon
Qu’oses-tu conseiller, cuisinier de malheur !
Respecte cet oiseau que ton couteau menace ;
Rengaine ! Ou bien dans ma fureur
Je vais t’immoler à sa place.
lardon, aux cuisiniers
Défendez votre chef, avancez marmitons !
Ils tirent tous leurs couteaux et broches.
léandre, aux bateliers
Amis, renversons tout à grands coups de bâtons.
Ils se menacent des deux parts.

Scène xiii

les susdits, le bailli

le bailli, se jetant au milieu
Misérable ! tu viens assassiner ton père !
léandre
Ah ciel ! ah dieux ! vengeance ! amour ! que faut-il faire ?
Après un instant de réflexion, il laisse tomber son bâton.
C’est fini, devant vous je baisse pavillon
Et je renonce à faire ici du carillon.
le bailli
Eh bien, va t’en.
Au cuisinier.
Vous, qu’on frappe la dinde.
léandre, se jetant sur Lardon
Arrête !
le bailli
Frapperas-tu ?
lardon
Je ne l’ai pas.
le bailli
Qu’on l’apporte.
Les cuisiniers sortent.
léandre
Sachez que cette p[...]
Qu’injustement l’on destine au trép[as].
colombine
Ô ciel ! Que va-t-il dire ?
le bailli
Quel intérêt si tendre
À cette dinde-là, mon fils, pouvez-vous prendre ?
léandre
Hélas ! mon père, elle est à vous.
Dans votre basse cour elle a pris la naissance.
le bailli
Quel mystère étonnant qui confond ma prudence !
Comment entre ses mains...
léandre
Pardonnez-nous,
C’est un crime de plus que vous allez apprendre.
le bailli
Encor !.. Allons, voyons
léandre
N’ayant pu me défendre
D’adorer Colombine... en partant pour Passi
Je lui promis le mariage,
Et lui donnai cette dinde pour gage.
Me voici de retour, et je suis son mari.
le bailli
C’est ma basse cour qui fournit votre otage
Mais vraiment j’en apprends de fort belles ici !

Scène xiv

les cuisiniers rentrent portant la dinde sur l’air \emph Ah ! le bel oiseau

colombine, sautant dessus
Je vois mon cher oiseau ! tout mon cœur se ranime.
le bailli
Oui, je le reconnais, cela vient de chez nous.
léandre
Mon père, protégez cette pauvre victime.
Léandre et Colombine lui présentent et tombent à ses genoux.
colombine et léandre, ensemble
Vous nous voyez à vos genoux,
Ah ! daignez écouter des sentiments plus doux.
tout le peuple
Cédez, bailli, cédez.
colombine
Que le courroux se lasse !
Hélas, monsieur, un généreux effort !
le peuple
Cédez, Bailli, cédez.
léandre
Que notre erreur s’efface !
À tous les trois faites nous grâce,
Ou dites qu’à tous trois on nous donne la [mort]
le peuple
Cédez, Bailli, cédez.
Le Bailli s’essuie les yeux avec son mouchoir.
colombine
Il pleure ! c’est bon signe.
le bailli
Voilà les premiers pleurs qui tombent de mes yeux !
Qu’ils vous soient les garants de la faveur insigne
Et du pardon que j’accorde en ces lieux
Je fais grâce à tous trois.
colombine et léandre se relevant., ensemble
Quel moment précieux !
le bailli
Je me voulais d’abord faire tenir à quatre
Mais de ce grand courroux je crois qu’on peut rabattre
Et quoiqu’ici ce que j’apprends
Devrait encor me fâcher davantage,
Par politique je me rends
Craignant de ne pouvoir faire assez de tapage.
Aux cuisiniers.
Pour vous, qu’on éteigne le feu
Qu’on éloigne la dinde et qu’on serre la broche.
lardon
[...] l’hommage qu’on doit !
Sachez qu’en ce beau jour parmi tous ses vassaux
Monseigneur veut ôter tout signe d’esclavage,
Et pour jamais il abolit l’usage
De redevance et de droit féodaux.
Il proscrit de ces lieux le nom de servitude
Dont des siècles entiers nous donnaient l’habitude ;
Il nous rend désormais à la félicité
Et ne veut que bonheur, franchise et liberté.
léandre
Ah, mes amis, que la reconnaissance
Lorsqu’un si grand bienfait comble notre espérance
Grave à jamais au fond de notre cœur
L’image et les vertus d’un aussi bon seigneur !
le peuple
Oui, qu’il vive à jamais au fond de notre cœur
De notre liberté c’est le restaurateur.
Vive, vive à jamais un aussi bon seigneur !
On joue une fanfare pendant laquelle les cuisiniers éteignent le feu, resserrent la broche et tous s’embrassent excepté Pierrot et Isabelle.
pierrot
Oui, vous v’la tous contents...
Mais nous donc, mon cher père ?
Comment arrangez-vous à présent notre affaire ?
isabelle
Mais oui, parlons-en donc. Croit [...]
Je vienne ici pour rien ? surtout moi qui crains [...]
le bailli
Eh bien ! pour vous que puis-je faire ?
isabelle
L’on m’a promis en partant un mari,
On m’a dit qu’il serait bailli :
Et comme je tiens fort à ce titre superbe
Il m’en faut un soit en blé soit en herbe.
le bailli
Oh dame ! il ne pleut pas des baillis comme ça !
Et ce que vous voulez ici n’est plus faisable.
Mais quand le coche passera,
À Montreau, l’on vous renverra
Jusqu’à ce qu’on vous trouve un mari convenable.
isabelle
Ce bel arrangement n’a pas le sens commun
Et malgré mon orgueil au fond du cœur j’enrage !
Promise à deux maris pour n’en avoir aucun
J’aurai fait un joli voyage !
le bailli
Pour bien finir un jour si glorieux,
[Par]mis nous chacun s’apprête
[À céléb]rer par une fête
[La re – devance abolie en ces lieux.
Ballet et fête analogue.

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