Le Globe d'amour ou la Nouvelle Didon

Auteurs : Robineau (Alexandre-Louis-Bertrand) dit Beaunoir
Parodie de : Didon de Marmontel et Piccinni
Date: 5 juin 1784
Représentation : 5 juin 1784 Théâtre des Variétés Amusantes
Source : ms. BnF, fr. 9242
Alexandre-Louis Bertrand Robineau dit l’abbé Beaunoir

Le Globe d’amour


La Nouvelle Didon
Comédie en deux actes mêlée de Pantomime

1784
BnF ms. fr. 9242, f.319-342
definitacteur, chœur des africains chœurdesafricains

Acteurs


Élise : Mademoiselle Chaynier
Annette : Mademoiselle Bisson
Monsieur de Kerkadur : Monsieur Bordier
Le beau Léandre : Monsieur Beaulieu
Gilles : Monsieur Volange
Huascar : Monsieur Duval
Zamor : Monsieur Boucher
Quatre nègres
Africains
La scène se passe d’abord dans un château de Bretagne, sur les bords de la mer, ensuite dans une île d’Afrique.

Le Globe d’amour


Acte i

Le théâtre représente la cour d’un château nouvellement bâti, et qui n’est pas même entièrement achevé. Dans le fond, à travers de larges portiques, on aperçoit la mer et sur le bord une petite chaloupe à voiles qui est à l’ancre.

Scène i

Élise, Annette

élise

Cesse, ma sœur, cesse de blâmer mon choix : pouvais-je en faire un plus heureux ? Pouvais-je en faire un plus beau ? Léandre a tout pour plaire.


annette

Mais il n’a pas un sol. Triste jouet des ondes, vous savez dans quel état il s’offrit à nos yeux, lorsque la tempête et l’orage le jetèrent sur ces bords.


élise

Il ne m’en parut que plus intéressant ; comme le fils de Vénus, il n’eut besoin pour plaire d’aucun ornement étranger.


annette

Et vous êtes donc absolument déterminée à en faire votre mari ?


élise

Oui, ma petite sœur.


annette

Et vous rompez le vœu que vous aviez fait d’être toujours fidèle aux cendres de votre premier époux ?


élise

Avec bien du plaisir.


annette

Vous trouviez cependant l’état de veuve si doux.


élise

Il a ses agréments, ma sœur, mais crois-moi, il nous laisse toujours dans le cœur un vide, un besoin qu’on voudrait en vain se dissimuler. Un époux est un mal nécessaire ; et sur vingt femmes qui ont la force de garder la viduité, dix-neuf doivent cette force à l’amour consolateur, et la vingtième à la vanité. Je suis ma maîtresse, je ne veux outrager ni l’amour ni la vérité, et demain le charmant Léandre sera ton frère.


annette

Mais croyez-vous que votre beau Léandre soit bien sincèrement d’humeur à devenir époux ? Vous êtes belle, il est jeune. Vous êtes riche, il n’a rien. Vous le comblez de bienfaits, il les reçoit. Vous ne lui cachez pas l’amour que vous ressentez pour lui, il vous répond des douceurs. Mais, ma sœur, je ne l’entends jamais parler de mariage. Je les connais ces écumeurs de mers, ces coureurs de bonnes fortunes. Quand battus par la tempête, ils rencontrent dans un port tranquille une hôtesse jeune, belle et généreuse, ils font volontiers le serment de ne plus confier leur sort au caprice des ondes, mais le premier bon vent emporte leurs serments.


élise

Léandre n’est pas perfide, ma sœur : j’ai sa promesse de mariage par écrit.


annette

Quand ? Où vous l’a-t-il donnée ?


élise

Dans cette grotte obscure où le dernier orage nous força de chercher un asile. Nous étions seuls, il me peignait avec feu son amour ; je lui avouai mes craintes, mes soupçons, et pour me rassurer, ma sœur, il me signa de son sang la promesse qu’il me fît d’être un jour mon époux.


annette

Et que dira notre voisin ?


élise

Monsieur de Kerkadur ?


annette

Lui-même.


élise

Tout ce qu’il voudra.


annette

Vous savez qu’il vous aime.


élise

Tant pis pour lui.


annette

Il se flattait de vous épouser un jour.


élise

Il s’en flattait à tort, je lui ai souvent déclaré mes intentions.


annette

Pas tout à fait ma sœur, vous lui avez bien que vous vouliez toujours rester veuve, mais quand il apprendra que vous vous remariez avec un jeune aventurier, un simple flibustier, croyez-vous qu’il sera fort satisfait d’un pareil procédé ?


élise

Très peu m’importe.


annette

Il est brutal.


élise

Léandre est brave.


annette

Mais pouvez-vous oublier que vous lui devez tout ? Que ce château même dans lequel vous donnez un asile à son rival est un de ses bienfaits ?


élise

L’amour est le dieu du bonheur et non pas du calcul.


annette

Mais s’il vous le reprenait ?


élise

Il ne le peut : sa donation est en bonne forme, passée par-devant notaires, et s’il faut plaider, nous plaiderons. Mais voici Léandre, qu’il est aimable !


annette

Que trop, pour ton repos.


Scène ii

Élise, Annette, Léandre en habit de chasse

élise

Eh bien, mon cher Léandre, êtes-vous content de votre chasse ?


léandre

J’ai été d’une maladresse inconcevable, le gibier partait à vingt pas et je n’ai pu ajuster une seule fois.


élise

À quoi donc pensiez-vous ?


léandre

Vous me le demandez Élise : partout votre charmante image me suit, partout elle occupe seule et mon cœur et ma pensée.


élise

Comme il m’aime ma sœur !


annette

Il vous le persuade au moins.


élise

Ah, que je fus bien inspirée quand je vous reçus dans ce château !


léandre

Vous m’avez comblé de tant de bienfaits, que pour tout autre que pour moi, ce serait un poids insupportable, mais comment refuser la main qu’on adore ?


élise

Tu l’entends, ma sœur, lui-même me presse de lui donner ma main.


Scène iii

Élise, Annette, Léandre, Gilles

gilles

Ah, mon Dieu, le vilain homme !


léandre

Qu’as-tu donc, Gilles ?


gilles

C’est vous justement que je cherche.


léandre

Que me veux-tu ?


gilles

Décampons au plus vite, Monsieur.


léandre

Pourquoi ?


gilles

Pourquoi ? C’est que je viens de rencontrer dans l’avenue du château un petit homme fripon, à mine rébarbative, au verbe dur, qui vient vous rendre une visite qui, je crois, ne vous fera pas grand plaisir.


léandre

Que veux-tu dire ?


gilles

Qu’il vous donne en prononçant votre nom des épithètes qui ne sont rien moins qu’honnêtes ; il ne parle que de tuer, de brûler, de saccager tout.


élise

À ce portrait, je reconnais monsieur de Kerkadur.


léandre

Qu’est-ce que c’est que ce monsieur de Kerkadur ?


élise

C’est ce voisin dont je vous ai quelque fois parlé, qui veut à toute force m’épouser, que j’ai toujours refusé : sans doute il aura appris que nous allions nous marier, et cette nouvelle lui aura peut-être donné un peu d’humeur ; mais ce ne sera rien rassurez-vous.


léandre

Croyez-vous donc que je le craigne ?


élise

Non, mais je voudrais éviter un éclat toujours désagréable, je connais son ton et la façon de le prendre.


gilles

Prenez-le par la douceur.


élise

Je crierai un peu plus fort que lui et il se taira.


léandre

C’est ce qu’il a de mieux à faire ; je n’entends pas que tant que je serai chez vous, personne y prenne de ton. Et quel est-il donc ce monsieur de Kerkadur ?


annette

Capitaine de vaisseau


léandre

Marchand ?


élise

Oui.


léandre

Eh bien, je lui ferai voir, moi, ce que c’est qu’un flibustier !


annette

Il est brave.


léandre

Tant mieux !


annette

Il ne baisse pas aisément pavillon.


léandre

Nous verrons son feu, et comment il répond à une bordée, la petite sœur.


élise

Quoi ? Vous vous exposeriez pour moi ?


léandre

En doutez-vous, Élise ? Si pour vous il est doux de vivre, pour vous il est beau de mourir.


gilles

L’un vaut bien mieux que l’autre. Tenez, tenez, le voici.


Scène iv

Élise, Annette, De Kerkadur, Gilles, quatre nègres

Les quatre nègres apportent un globe au bas duquel est attaché un char. Ils le suspendent à un des portiques du fond.
de kerkadur, coiffé d’un chapeau à haut bord dans lequel est un plumet rouge et costumé grotesquement

Prenez garde, coquins, prenez garde à mon ballon. Attachez-le fortement à ce portique. S’il venait à s’enlever, corbleu, je vous hacherais.


Bonjour, ma voisine.


élise

Bonjour, mon voisin. Qu’est-ce que vous m’apportez donc là ?


de kerkadur

C’est un globe.


élise

Je le vois bien, mais pourquoi faire ?


de kerkadur

Pour escalader les cieux ; il y a vingt ans que je cours les mers. Qu’on m’ouvre le chemin des enfers, et j’y descends.


élise

Quand partez-vous ?


de kerkadur

Le lendemain de mon mariage.


élise

Vous vous mariez donc ?


de kerkadur

Oui.


élise

Avec qui ?


de kerkadur

Avec vous.


élise

Avec moi ?


de kerkadur

Tout est prêt.


élise

Je n’y vois qu’une petite difficulté.


de kerkadur

Une petite difficulté ?


élise

Oui.


de kerkadur

Et quelle est-elle, corbleu ?


élise

C’est que je ne veux pas de vous pour mon mari.


de kerkadur

J’en sais bien la raison, morbleu.


élise

Peut-être.


de kerkadur

C’est ce beau fils qui vous rend si dédaigneuse.


élise

Vous avez deviné.


de kerkadur

Écoutez-moi, ma voisine, écoutez-moi bien en silence. Je suis de sang froid, corbleu, et je veux vous parlez raison, sans m’échauffer.


élise

Et vous ferez très bien.


de kerkadur

Tant que vous m’avez bercé du conte commun à toutes les veuves, que votre benêt de mari vous avait été trop cher pour lui donner jamais un successeur, j’ai bien voulu faire semblant de prendre vos sottes raisons pour argent comptant, et patienter en attendant tout du temps et de l’ennui, compagnon inséparable du veuvage ; mais on est venu me dire que vous aviez reçu chez vous un certain écumeur de mer, un malheureux flibustier...


léandre

Laissez-moi...


élise, mettant la main sur la bouche de Léandre

Je suis femme, et vous voulez parler pour moi ? Taisez-vous.


de kerkadur

On assure qu’il vous a tourné la tête, que vous en êtes folle, et que vous voulez l’épouser : si je le croyais, morbleu...


élise

Que feriez-vous ?


de kerkadur

Je le ferais sauter par les fenêtres, corbleu, je mettrais le feu aux quatre coins de votre château et, à commencer par vous, morbleu, je tuerais tout le monde.


élise

Eh bien ! Mon voisin, on vous a dit la pure vérité. J’ai reçu chez moi un écumeur de mer, un brave flibustier, il m’a tourné la tête, j’en suis folle, demain je l’épouse, et vous danserez à ma noce, et vous ne tuerez personne, et vous ne mettrez pas le feu à mon château, et vous n’en ferez pas sauter mon amant par les fenêtres, et c’est lui, si vous faites trop le méchant, qui va vous mettre dehors par les épaules, entendez-vous mon cher voisin ? Le voilà, je vous le présente et vous laisse seuls ensemble. Viens, ma sœur.


Scène v

De Kerkadur, Léandre, Gilles, nègres

De Kerkadur et Léandre se toisent tous les deux et s’examinent quelque temps en silence.
gilles

Il va faire chaud ici, si je pouvais m’esquiver.


léandre

Reste là !


de kerkadur

C’est donc toi qu’Élise compte épouser ?


léandre

On le dit.


de kerkadur

Sais-tu que je l’aime ?


léandre

Oui.


de kerkadur

Sais-tu que tout ce qu’elle possède, c’est moi qui le lui ai donné ?


gilles

Ce qui est donné est donné.


de kerkadur

Sais-tu qui je suis ?


léandre

Capitaine de vaisseau marchand.


gilles

Et nous flibustiers.


de kerkadur

Sais-tu que je suis breton ?


gilles

Sa mère était normande et son père picard.


de kerkadur

Veux-tu que je te donne un bon conseil ?


léandre

Quel est-il ?


de kerkadur

Va-t’en !


léandre

Non.


de kerkadur

Tu ne veux pas ?


léandre

Non.


de kerkadur

Si j’avais mes pistolets...


léandre

Va les chercher.


de kerkadur

Eh bien, attends-moi.


léandre

Très volontiers.


Scène vi

Léandre, Gilles

gilles

Ah bien oui, nous t’attendrons.


léandre

Certainement.


gilles

Comment ?


léandre

Je ne serai pas fâché de brûler une moustache à ce brutal-là.


gilles

Voulez-vous me permettre de vous dire ma petite façon de penser ?


léandre

Volontiers.


gilles

Vous ne vous fâcherez pas ?


léandre

Non.


gilles

Eh bien, Monsieur, vous ne ressemblez à rien.


léandre

Pourquoi ?


gilles

Élise est jeune et belle ?


léandre

Oui.


gilles

Elle veut vous épouser ?


léandre

Elle en a grande envie.


gilles

Elle refuse un homme riche qui l’adore et qui ne demande pas mieux que d’en faire sa femme. Elle le refuse pour vous.


léandre

Elle fait bien.


gilles

Et votre intention est de la planter là.


léandre

Il le faut, Gilles.


gilles

Vous voulez cette nuit-même vous remettre en mer.


léandre

Oui.


gilles

Tout est prêt pour notre départ : sans faire semblant de rien, j’ai radoubé notre chaloupe, fait main basse sur la basse-cour, l’office et la cave pour l’approvisionner comme il faut. Pourquoi donc vous opposer à ce mariage qui leur convient si bien à tous deux ?


léandre

Kerkadur s’imaginerait peut-être que c’est lui qui me fait fuir, que j’ai peur de lui.


gilles

Et vous aimez mieux passer pour un bon spadassin que pour un homme honnête.


léandre

Monsieur Gilles...


gilles

Monsieur.


léandre

Apprenez que je n’entends pas que mon valet raisonne plus juste que moi et que la première fois que cela lui arrivera, je lui couperai les deux oreilles : entendez-vous ?


gilles

Très bien.


léandre

Chut, voici la petite sœur, je crois qu’elle ne nous aime pas trop.


gilles

Je le crois aussi.


léandre

C’est justement pourquoi je vais lui confier mon secret.


gilles

Cet homme est au rebours de tous les autres.


Scène vii

Annette, Léandre, Gilles

léandre

Ma petite sœur, ma petite sœur.


annette

Que voulez-vous, monsieur ?


léandre

J’ai bien du chagrin.


annette, chantonnant
Eh, qu’est-ce qu’ça m’fait à moi ?
gilles

Vous ne nous aimez donc guère ?


annette

Comme vous devinez.


léandre

Je suis bien malheureux.


annette

La veille de votre noce ?


gilles

Ah bien oui ! la veille de notre noce ! Nous y danserons d’une drôle de façon.


annette

Que voulez-vous donc dire ?


gilles

Tenez, regardez-le.


annette

Il pleure, je crois.


léandre, s’essuyant les yeux

Voilà qui est fini.


annette

Qu’est-ce que cela signifie ?


gilles

Cela signifie que cette nuit même, nous délogeons d’ici sans tambour ni trompette.


annette

Est-il bien possible ?


léandre

Oui, belle Annette, il n’est que trop vrai. J’aime Élise, Élise m’aime. Que dis-je aimer ? Nous nous adorons ; il ne tient qu’à moi de l’épouser demain, et cette nuit... je pars.


annette

Je savais bien que monsieur de Kerkadur vous ferait prendre le large.


léandre

Détrompez-vous, Annette. Cent comme lui, mille ne me feraient point abandonner Élise, il me faut pour la quitter des motifs bien plus puissants.


annette

Et quels sont donc ces motifs ?


gilles

Vous allez vous moquer de nous.


annette

J’y suis toute prête.


léandre

Je me fais blanc de mon épée, mais j’ai mon faible, chacun à le sien. Je me bats mieux que je ne raisonne et je ne me pique pas d’être un esprit fort.


annette

Ce n’est pas d’aujourd’hui que je m’en aperçois.


gilles

Petite espiègle.


léandre

Étant jeune, je me fis dire ma bonne aventure. Eh bien ! Savez-vous ce qu’on m’a prédit ?


annette

Que vous seriez.


léandre

Non... Écoutez bien. C’était dans une chambre noire qui n’était éclairée que par trois bougies jaunes, à la lueur desquelles j’apercevais assise sur un trépied de fer une vieille sorcière, à l’œil hagard à la mine havre ; elle avait sur son épaule droite un gros chat noir et sur la gauche un hibou. Devant elle, sur une table ronde, étaient un jeu de carte, un miroir cassé, une lame d’acier couverte de chiffres indéchiffrables, et un réchaud ardent dans lequel elle jeta devant moi un crapaud tout vivant qu’elle sortit aussitôt. Alors elle me regarda trois fois dans la main, m’arrache trois cheveux, me tire trois gouttes de sang, consulte par trois fois son chat et son hibou, mêle ses cartes, regarde dans son miroir et se levant de dessus son trépied, fit sortir ces paroles de sa bouche édentée :


La fortune est capricieuse :
De toutes ses vigueurs tu subiras la loi.
Mais d’une île inconnue enfin tu seras roi,
En épousant une voleuse.

Telle fut sa prédiction. Voulez-vous que pour les beaux yeux de votre sœur je manque la haute destinée qui m’attend ?


annette

Vous feriez une trop haute sottise. Allez, brave guerrier, allez chercher le trône qui vous attends et la voleuse qui doit vous donner la main. Le couple sera parfait, et ma sœur ne mérite pas un époux tel que vous.


léandre

Je voudrais que vous daignassiez la préparer sur mon départ.


annette

Très volontiers.


léandre

Mais doucement, je crains son désespoir.


annette

Reposez-vous sur moi.


gilles

Dites-lui bien que sans le trône qui nous attend, nous n’aurions pas mieux demandé que de manger sa fortune.


annette

Je lui dirai tout ce qu’il faudra lui dire.


léandre

Je viendrai vous faire mes adieux.


annette

Je vous en dispense, et vous conseille même de partir sans la revoir.


Scène viii

Annette seule

annette

Tout s’arrange à merveille : je n’aimais pas cet aventurier sans feu ni lieu, dont ma sœur s’est engouée je ne sais trop pourquoi. Qu’il parte ! Elle sera trop heureuse alors d’épouser monsieur de Kerkadur, il est à la vérité un peu brutal, assez laid, mais il est riche et puis s’il monte une fois dans son ballon, qui sait quand et comment il en redescendra : le vent peut emporter le mari, les écus nous resterons. Mais le voici, je crois, oui, ma foi, c’est lui-même. Comme il est affublé !


Scène ix

Annette, Monsieur de Kerkadur avec toute sorte d’armes

annette

Où allez-vous donc, mon voisin, armé comme vous êtes de pied en cape ?


de kerkadur

Je viens chercher ce freluquet de Léandre pour me battre avec lui. Il sera maître des armes : épée, poignard, pistolets, carabine, bâton, tête ou poings.


annette

Vous ne vous battrez pas.


de kerkadur

Je ne me battrai pas ?


annette

Non.


de kerkadur

Qui m’en empêchera ?


annette

Moi.


de kerkadur

Vous ?


annette

Oui, moi.


de kerkadur

Non, le ciel et l’enfer...


annette

Point de furie. Écoutez-moi paisiblement.


de kerkadur, faisant des contorsions de fureur

Je le veux bien.


annette

Ne faites donc pas toutes ces grimaces.


de kerkadur, continuant

Je me modère.


annette

Encore.


de kerkadur

Me voilà tranquille.


annette

Si Léandre vous cédait la main d’Élise, s’il s’éloignait pour jamais de ce rivage, iriez-vous courir après lui pour vous couper la gorge ?


de kerkadur

Non, de par tous les diables.


annette

He bien ! mon cher voisin, rengainez donc votre valeur. Léandre est un ingrat, un perfide, qui malgré tout l’amour que ma sœur a pour lui, la quitte et l’abandonne.


de kerkadur

Est-il possible ?


annette

Cette nuit même il se rembarque.


de kerkadur

Ne me trompez-vous pas ?


annette

Je vous en donne ma parole d’honnête fille.


de kerkadur

J’en doute encore.


annette

Regardez sa chaloupe, les voiles sont déjà hissées.


de kerkadur

Il est vrai. Voici justement Élise, je vais bien la réjouir en lui apprenant cette bonne nouvelle.


annette

Ménage un peu sa sensibilité.


de kerkadur

Laissez-moi faire.


Scène x

Élise, Annette, De Kerkadur

de kerkadur

J’étais prêt à éteindre dans le sang de votre beau Léandre l’affront que j’ai reçu de vous. Il allait expirer sous mes coups. Une nouvelle bien singulière a suspendu ma vengeance. Ce vil aventurier, dont vous vouliez faire un époux, Léandre, est un perfide.


élise

Léandre !


de kerkadur

Il fait le fanfaron, le brave vis-à-vis de vous. Eh bien ! Il vous trahit, il vous abandonne, il part cette nuit.


élise

C’est faux.


de kerkadur

J’en ai donc menti ?


élise

Oui, loin de me trahir, Léandre s’est chargé de faire dresser notre contrat de mariage. C’est lui-même qui, dimanche dernier, fit publier nos bans. Jugez s’il se prépare à s’éloigner de moi.


de kerkadur

Attendez-le sous l’orme.


élise

Vous êtes son rival, et vous voulez que je vous en croie ?


de kerkadur

Vous en croirez peut-être votre sœur. Parlez-lui donc vous, je crois que je l’ai préparée assez doucement, achevez de lui faire entendre raison.


annette

Laissez-nous donc seules.


Scène xi

Élise, Annette

élise

Est-il donc vrai, ma sœur ?


annette

Que trop, ma sœur, que trop.


élise

Non, non, on t’a trompée sans doute : d’où le sais-tu ? Qui te l’a dit ?


annette

Lui-même.


élise

Lui-même ?


annette

C’est de propre bouche que j’ai su son infâme projet. C’est lui-même qui m’a chargée de vous le déclarer.


élise

Léandre est un perfide !


annette

Tenez, le voilà, vous pouvez le lui demander.


Scène xii

Élise, Annette, Léandre, Gilles

élise

Ah, Léandre ! Venez-vous rassurer une amante éperdue ? Venez-vous rendre le calme à mon cœur ? Si vous saviez ce que viennent de me dire de vous et monsieur de Kerkadur et ma sœur même.


léandre

Que vous ont-ils dit ?


élise

Que vous n’étiez qu’un perfide, et que vous vous prépariez à me quitter. Puis-je l’être sans toi, tu veux m’abandonner, Léandre ?


léandre

Que dois-je faire ?


gilles

Songez à la sorcière, songez à sa promesse, nous serons rois.


élise

Ah ! Prends pitié de ma faiblesse et de mon désespoir. Accorde-moi du moins la huitaine pour me préparer à ton départ.


léandre

Au bout de la huitaine, vous m’aimeriez plus fort, je ne vous aimerais pas davantage.


élise

Pars donc, perfide, pars. Va, malheureux ! Confie une seconde fois à l’onde trompeuse ton malheureux sort. Puissent les vents en courroux et les flots amoncelés pousser ta barque fragile contre un rocher qui la repoussera en éclats. Mais non, aborde plutôt dans une île peuplée de monstres cruels qui t’attendent sur le rivage pour te dévorer. Puisses-tu voir longtemps l’appareil d’une mort lente et cruelle ! C’est alors que tu me regretteras, c’est alors que tu m’appelleras, mais tu appelleras en vain ! Fuis donc, malheureux, fuis.


léandre

Vous le permettez ?


élise

Je l’ordonne, je le veux.


gilles

Prenons-la vite au mot.


élise, tombant évanouie

Annette... je me meurs.


gilles

Profitons de sa pâmoison et fuyons.


léandre

Ah ! Gilles, je commets là sans motif une bien vilaine action. Tout le monde me jettera la pierre.


gilles

Éloignons-nous si vite qu’elle ne puisse nous atteindre.


léandre

Adieu, Mademoiselle Annette, ayez-en bien soin, ne la quittez pas de vue, je crains tout de son désespoir.


gilles

Ne la faites revenir que quand nous serons bien loin.


annette

Partez et ne vous inquiétez de rien.


Léandre et Gilles montent dans la chaloupe qui s’éloigne à pleines voiles.

Scène xiii

Élise, Annette

élise, regardant autour d’elle et ne voyant plus Léandre

Il est parti, ma sœur ?


Acte ii

Le théâtre représente un site aride et brûlant couronné de rochers et borné par la mer.

Scène i

Huascar, sauvages africains

huascar
Vous qui veillez sur notre sort,
Qui mettez dans nos cœurs la vengeance et la haine,
Dieux du carnage et de la mort,
Amenez sur ces bords une victime humaine.
chœurdesafricains
Dieux du carnage et de la mort
Amenez sur ces bords une victime humaine.

Scène ii

Huascar, Zamor, Africains

zamor, paraissant sur la cime d’un rocher

Amis, le Ciel entend nos cris, j’aperçois sur la mer une chaloupe agitée par les vents et que la vague pousse vers ce rivage.


huascar

Volez, allez-vous en emparer et amenez-nous sans tarder les malheureux que vous pourrez saisir.


Zamor à la tête d’une troupe d’Africains se précipite vers le rivage.

Scène iii

Huascar, Africains

huascar

Et vous, préparez les feux, la hache et le bûcher. Grands Dieux, nous pourrons donc enfin vous offrir une victime digne de vous, et ma main pourra se baigner encore une fois dans le sang.


Les Africains, sur une musique sombre et lugubre, élèvent au milieu du théâtre un bûcher, surmonté d’un poteau. Ils préparent également des torches enflammées et présentent à Huascar une hache dont il s’arme.

Scène iv

Huascar, Zamor, Africains

Huascar, le sang va couler, jamais un jour plus heureux ne s’est levé sur cette île ; le Ciel nous envoie deux victimes et ce sont deux blancs. En vain l’un a voulu se défendre, en vain l’autre a cru nous échapper par la fuite, tous deux sont chargés de fers et l’on te les amène.


Les Africains amènent en dansant Léandre et Gilles enchaînés.

Scène v

Huascar, Zamor, Léandre, Gilles, Africains

gilles

C’est fait de nous, ils vont nous manger tout vivants.


léandre

Mourrons du moins en hommes.


huascar

Qui vous a conduit dans cette île ?


léandre

La tempête.


gilles

Et le Diable.


huascar

D’où venez-vous ?


léandre

D’un pays où l’on respecte les malheureux.


gilles

Où, si le hasard vous faisait aborder, on vous régalerait à qui mieux mieux, où les femmes mêmes s’empresseraient de vous faire toute sorte de fêtes.


huascar

Quel était votre rang ?


léandre

Homme et guerrier.


gilles

Et moi, son malencontreux écuyer.


huascar

Savez-vous le sort qui vous attend ?


léandre

Le nombre et la force vous ont rendus maîtres de mes jours, mais tel que soit mon destin, il ne pourra m’épouvanter.


huascar

Tes réponses me plaisent, elles annoncent du courage. Tu méritais de naître noir.


léandre

Eh ! Qu’importe la couleur, ne sommes-nous pas tous des hommes ?


huascar

Tu as raison.


gilles

Il commence à s’adoucir.


huascar

Ton courage mérite un traitement différent de celui qui t’attendait. Je rougirais de verser le sang d’un homme aussi brave que toi, pour ton compagnon il m’a l’air d’un lâche, d’un poltron.


gilles

Qu’appelez-vous poltron ? Apprenez que je ne lui cède ni en valeur, ni en courage : demandez-lui plutôt.


léandre

Il fut dans tous les temps mon digne compagnon, et toujours il a partagé sans pâlir mes périls et mes dangers.


huascar

Eh bien ! Vous serez traités tous les deux de même.


gilles

Il veut nous faire rois.


huascar

Braves compagnons, écoutez-moi. Jusqu’à ce jour, la crainte de n’offrir à nos dieux que des victimes indignes d’eux nous a forcée à répandre leur sang avant de les leur présenter. Leur faiblesse nous faisait appréhender avec raison, que leurs plaintes, et leurs cris, ne troublassent nos sacrifices. Voilà deux blancs plus fermes que tous les malheureux qui sont tombés sont cette hache. Offrons-les tout vivants au premier de nos dieux, à celui qui nous éclaire ; ils sont dignes de lui, qu’on les attache à ce poteau, et que la flamme les dévoie.


gilles

Le traître !


léandre

Il faut mourir, Gilles.


gilles

Eh, Messieurs les moricauds ! Qu’importe au soleil la vie d’un malheureux comme moi ! Passe encore pour mon maître, c’est un brave qui nargue la mort, mais moi, pauvre haire, je ne suis bon ni à bouillir, ni à rôtir. Engraissez-moi plutôt pendant une douzaine d’année seulement, et vous ferez alors de moi une daube excellente.


léandre

Lâche.


gilles

Il s’agit bien ici de faire le fanfaron, que ne restiez-vous chez Élise !


léandre

Tais-toi, le Ciel me punit, le Ciel est juste.


gilles

Et qu’est-ce que j’ai fait moi ?


huascar

Qu’on les attache sur le bûcher.


Léandre monte avec fermeté sur le bûcher, Gilles s’y fait porter. On les attache tous les deux au poteau.
gilles, sur le bûcher

Voilà dont le trône qui nous était destiné ? Maudite sorcière !


huascar

Soleil, père de la nature, en échange de ce faible tribut que nous t’offrons, donne-nous longtemps ta chaleur et ta lumière.


léandre

Élise, Élise, tu es vengée, je meurs en t’adorant.


huascar

Embrasez ce bûcher.


Dans l’instant où quatre Africains levant leurs torches ardentes sont prêts à mettre le feu au bûcher, Élise, montée sur son char, paraît dans les airs, et s’abaisse avec rapidité sur le bûcher.

Scène vi

Élise, Huascar, Eamor, Léandre, Gilles, Africains

élise

Arrêtez barbares, arrêtez.


huascar

Que vois-je ? Qui donc es-tu ?


élise

Reconnaissez la fille du Soleil et la reine des airs.


huascar

Tombons tous à ses pieds.


Tous les Africains se prosternent aux pieds d’Élise qui abaisse son globe jusqu’à terre et sort de son char.
élise

Éteignez ces torches funèbres, renversez ce bûcher, détachez ces illustres prisonniers, j’ai sur eux des desseins que vous devez respecter.


huascar

Obéissez...


Les Africains détachent Gilles et Léandre, renversent le bûcher et de ses débris forment un trône.
léandre
C’est à vous que je dois la vie.
gilles
Que vous êtes arrivez là bien à propos.
élise, se plaçant sur le trône

Peuples, écoutez-moi. Vos sacrifices sanglants font horreur au Dieu qui donne le jour à toute la nature. Est-ce donc par le spectacle de la mort qu’on peut plaire au Dieu de la vie ? Je viens de sa part abolir vos usages, barbares, adoucir vos mœurs, vous donner des lois nouvelles.


Elle tend la main à Léandre et le fait placer à côté d’elle sur le trône.

Peuples, voilà mon époux, peuples, voilà votre souverain.


huascar, fléchissant le genou devant Léandre

Sois notre roi !


chœurdesafricains

Notre sang est à toi.


élise

Refuseras-tu ma main ?


léandre

Tu me pardonnes, Élise ?


élise

Va, l’amante qui pardonne est encore trop heureuse.


gilles

Voilà, ma foi, l’horoscope accompli : vous êtes roi et vous épousez une honnête voleuse !


léandre, s’adressant au globe

Ô ! toi qui nous a réunis, à qui nous devons le bonheur, fruit précieux du génie, nous te consacrons à l’amour.


finacte

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