Les Bons Amis ou Il était temps

Authors: Archambault (Louis-François) dit Dorvigny
Parody of: Iphigénie en Tauride de Guillard et Gluck
Date: 1779 july 1st
Performance: 1779 july 1st Théâtre des Variétés Amusantes
Louis-François Archambault, dit Dorvigny

Les Bons Amis


Il était temps
Parodie d’Iphigénie en Tauride en un acte en en vers
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre des Variétés amusantes
au mois de Juillet 1779

definitacteur, croute-au-pot crouteaupot
definitacteur, l’archer larcher

Acteurs


le bailli
arlequin, chef de bohémiens
crispin
colette, gouvernante du bailli
pierrot, fils du bailli
croute-au-pot
archers
bohémiens
La scène est dans la maison du bailli.

Les Bons Amis


Scène i

Arlequin à cheval, sur un âne, Crispin à pied, tenant la bride

Ils sont suivis d’une troupe de bohémiens qui portent en triomphe des volailles et autres choses qu’ils viennent de dérober.
arlequin
On a poussé trop loin les droits de ma conquête,
Trop de poulets sont morts. Que le glaive s’arrête !
Au colombier prenez encor quelques pigeons,
Mais laissez respirer les veaux et les moutons.
La basse-cour suffit, et je dois vous instruire
Qu’Arlequin veut souper, mais ne veut pas détruire.
Il descend de dessus l’âne, un des bohémiens tient l’étrier.
Tout-laid, je vous destine à panser mon cheval.
Si vous êtes jaloux de plaire à votre maître,
Soignez avec respect cet auguste animal
C’est un autre moi-même... et je saurai connaître
Votre amitié pour moi, dans vos égards pour lui.
Vous, mon cher Briolet, je vous nomme aujourd’hui
Pour prévenir ma soif et me verser à boire :
De cet illustre emploi, tirez-vous avec gloire.
Quand vous me servirez, soit vin vieux, soit nouveau
Remplissez bien le verre et n’y mettez point d’eau,
Rapineau, Pille-tout, Bel-œil et Piétremine,
Allez vous embusquer près du pont de Neuilli,
Et guettez avec soin le retour du bailli.
Parlez, vous, Croute-au-pot, volez à la cuisine,
Faites dresser les plats, et qu’on serve à l’instant.
Toi, reste, cher Crispin, sers-moi de Confident,
Et nous questionnant tous deux avec adresse
Commençons, s’il se peut, l’intrigue de la pièce.

Scène ii

Arlequin, Crispin

crispin
C’est bien dit : en deux mots, préparons l’intérêt.
L’eusses-tu cru, dis-moi, que ce lieu si funeste
Eut présenté d’abord...
arlequin
Ami, passons au reste,
Et ne bavardons pas, au lieu d’aller au fait.
Crispin, est-il encor, gravé dans ta mémoire,
L’illustre souvenir de ma dernière histoire,
Du jour où, faisant voir un front audacieux,
Au peuple rassemblé, je fis baisser les yeux ?
crispin
Il m’en souvient, sans doute ! Au milieu de la place
Amené, comme toi, par ordre du bailli,
Comme toi, j’ai bravé l’œil de la populace,
Mais arraché depuis des bras de mon ami,
Je partis pour Toulon, tu partis pour Marseille,
Et nous revoir ici me semble une merveille.
arlequin, d’un ton pénétré, lui prenant la main
Crois que, si tu m’y vois, ce n’est pas sans raison,
Crispin, je n’y viens pas pour enfiler des perles.
Chefs de ces bohémiens, fins dénicheurs de merles,
Nous avons commencé par piller la maison,
Les écus du bailli sont en notre puissance :
Le ruiner, ami, c’est servir ma vengeance !
Mais un autre motif en ces lieux me conduit,
Attiré par l’objet qui jadis m’a séduit :
J’en rougis, tu le vois... Mais que vais-je te dire :
Tu sais combien l’amour sur nos cœurs a d’empire,
Il m’amène à Nanterre...
crispin
Hélas ! Il est écrit
Que l’amour, des héros, doit être la faiblesse,
Qu’Arlequin, comme un autre, en va perdre l’esprit,
Et qu’il sera toujours l’intérêt d’une pièce !
Enfin, que prétends-tu ? Dis, quel est ton dessein ?
arlequin
Quand je te l’aurai dit, tu sauras mon destin.
Jadis amoureux fou d’une belle brunette,
Je lui dis son portrait un soir à la silhouette,
Et je l’ai conservé depuis comme mes yeux,
Mais lorsque le bailli m’a banni de ces lieux,
Il me confisqua tout et porta sa rancune
Jusqu’à prendre un portrait qui faisait ma fortune !
Et suivant aujourd’hui la folie et l’amour,
Je viens l’escamoter... ou bien perdre le jour.
crispin
La peste du nigaud ! Quoi ! c’est pour une image
Que nous entreprenons ce dangereux voyage ?
Que nous risquons la corde et le tout pour le tout ?
C’est un vrai pas de clerc !... Mais voyons jusqu’au bout,
Où la chèvre est liée il faut bien qu’elle broute,
Et je te servirai, mon cher, coûte qui coûte,
À part.
Que ne suis-je bien loin !
arlequin
À ce noble transport
Je reconnais mon sang.
Il l’embrasse.
crispin, à part
Tête mal avisée !
Que ne peut-il sans moi débrouiller la fusée !
arlequin
Va, servir un ami, même quand il a tort,
C’est un trait qu’on verra chansonné dans l’histoire.

Scène iii

Les mêmes, croute-au-pot

crouteaupot
Seigneur, on a servi.
arlequin
Viens, mon cher, allons boire.
Ne pensons plus ce soir qu’à nous bien divertir,
Tous les gens bien réglés ont pour maxime sage,
Que l’on doit de son temps faire en deux le partage
La nuit pour ribotter et le jour pour agir.
Tiens, passe le premier.
crispin
Après toi.
arlequin
Dieu m’en garde.
Oh ! oh ! Nous savons vivre, et l’honneur te regarde.
crispin
Mais de la pièce, ami, n’es-tu pas le héros ?
Je dois, en confident, ne marcher qu’à ta suite.
arlequin
Et ! Quand cela serait, d’abord, que je t’invite
Je prétends te servir tous les meilleurs morceaux,
Te mettre en un fauteuil au haut bout de la table,
Et te... Mais le souper froidit pendant cela,
Ainsi, laisse, crois-moi, toutes ces façons-là
Sinon je vais finir par t’envoyer au diable.
crispin
La belle chute ! Allons, et sans plus différer
Et politesse à part, allons nous en bâfrer.

Scène iv

Colette seule, revenant du marché, avec une lanterne

colette
C’est se moquer des gens. Croit-on que je sois grue !
Donner cinquante sous d’un morceau de morue !
J’aime mieux m’en passer. Oh ! Ma foi, le poisson
Est trop cher aujourd’hui, ce serait conscience !
La bailli, pour ce soir, aura la complaisance
D’avaler, s’il revient, des œufs frais, sans façon,
Deux vers de bon vin, pardessus la salade,
Et puis s’ira coucher. Sera-t-il pas malade ?
Ah ! Le pauvre petit ! Si j’en avais le temps,
Je le plaindrais.
On appelle.
\og Colette !...\fg
Oh ! Qu’est-ce que j’entends ?
On crie.
\og Colette, à moi !\fg
Pierrot m’appelle et s’égosille !
Serait-ce un revenant, ou quelques loups-garous,
Ou plutôt des voleurs ?...Et, vite, sauvons-nous.
Les bandits n’ont jamais de pitié d’une fille,
Et le diable a bientôt fait faire un mauvais coup.
Elle va pour se sauver.

Scène v

Colette, Pierrot accourt tout essoufflé

pierrot
Colette, à mon secours... Viens donc !
colette
Le bon apôtre !
Courez donc, comme il dit, cela presse beaucoup.
De quel côté sont-ils, que je prenne de l’autre ?
pierrot, en entrant
Ah ! Les méchants coquins, ils m’ont presque éreinté.
colette
Eh ! Pourquoi diantre aussi les laissez-vous donc faire ?
pierrot
Comment, les laisser faire ! Et c’est tout au contraire
Pour vouloir empêcher, qu’ils m’ont si bien frotté.
colette
Empêcher quoi ?
pierrot
De forcer notre cave,
Et boire notre vin.
colette
Oh ! Mais le cas est grave.
Et qui sont ces gens-là ?
pierrot
Tu peux t’imaginer
Que ce sont des vauriens, des gibiers de potence,
Et qui viennent ici pour nous assassiner.
colette
Miséricorde ! À moi ! Je tombe en défaillance !
Ah ! Mon pauvre Pierrot !
pierrot
Je les entends, je crois.
Ah ! Nous sommes perdus !
colette
Ah ! C’en est fait de moi.
Vite, sauve qui peut !
Elle s’enfuit en posant sa lanterne et ferme la porte.

Scène vi

Pierrot seul

pierrot
Eh bien donc ! Hé ! La porte !
Colette, y penses-tu ? Veux-tu bien me l’ouvrir ?
Je suis encor dedans, laisse-moi donc sortir.
Je suis pris comme un sot ! Que le diable l’emporte
S’ils viennent par ici, les gueux vont m’achever.
J’entends du bruit... je tremble, hélas ! Où me sauver ?
Pauvre Pierrot, ma foi, voilà ta dernière heure !
On ouvre.
Ah ! Les voilà... Messieurs, attendez un instant.
À mon aise, de moins, permettez que je meurs.
Il se fourre dessous la table.

Scène vii

Le bailli, Colette avec sa lanterne éteinte

colette
Quoi ! Monsieur le Bailli ! C’est vous ?
le bailli
Oui, mon enfant.
colette
La peste soit du vent ! Ma chandelle est soufflée.
le bailli
Entre donc !
colette
Doucement, ne parlez pas si fort.
Des voleurs sont ici, la maison est pillée,
Et Pierrot, votre fils, hélas ! peut-être est mort.
le bailli
Comment ! Mon fils est mort !
pierrot, sous la table, se tâtant le pouls
S’il ne l’est pas encore,
Il n’en vaut guère mieux.
le bailli
Juste ciel que j’implore !
Qu’est-ce donc que de nous ! Quoi ! Je vais à Paris
Pour avoir le congé d’un fils que je chéris,
Je le laisse à Nanterre, et pendant mon absence,
Je vous le donne en garde, ô ! Sage providence !
Et, lorsque à mon retour, de ce fils bien aimé
Je demande le sort... Je le trouve assommé !
Il tombe dans un fauteuil près de la table, sous laquelle est Pierrot.
pierrot, sous la table, avançant la tête
Consolez-vous, papa, je suis encore en vie.
le bailli, relevant la tête
Qu’entends-je ?
colette
Eh quoi ? C’est vous ?
le bailli
Quoi ? Tu n’es donc pas mort ?
pierrot
À votre avis, papa, trouvez-vous que j’ai tort ?
le bailli
Non, non, c’est fort bien fait. Peste, la raillerie,
Aurait passé le jeu... mais viens donc m’embrasser.
pierrot, sortant de dessous la table
Oh ! Donnez-moi le temps de me débarrasser,
Voyons de quel côté ?
le bailli
Par ici.
pierrot, embrassant Colette
Mon cher père !
Que je suis enchanté !...
colette, le repoussant
Prenez garde, Monsieur,
Nature est en défaut, et je n’ai pas l’honneur
D’être votre papa.
le bailli, à Colette
Donne de la lumière,
Allons, bats le briquet, au lieu de bavarder...
Gravement.
Vous, Pierrot, contez-moi ce qui vient d’arriver.
Il s’assied dans le fauteuil, Pierrot s’avance pour raconter : Colette, à l’autre bout, bat le briquet, et mettra un flambeau sur la table.
pierrot, embarrassé de son récit
Or donc, c’est survenu, je ne sais pas trop comme,
J’étais là, voyez-vous, tout prêt à faire un somme :
Colette était sortie... et voilà tout d’un coup
Que je vois arriver, entre chien et loup,
Un troupeau de bandits qui pillaient notre ferme.
Moi, me sentant tout seul, bien vite je m’enferme,
Et je voulais crier... Au secours ! Au voleur !
Mais point du tout, le diable, ou peut-être la peur,
Ont fait que je n’ai pu me servir de ma langue.
le bailli
Le diable soit, mon fils, de ta sotte harangue !
Abrège donc, morbleu ! Pendant tout ce temps-là,
Ils vont piller maison, argent et cætera.
pierrot
Rassurez-vous... Je crois que l’affaire en est faite,
Et vous allez trouver, mon papa, maison nette.
le bailli
Il se lève.
Comment donc, misérable ! Ah ! Je suis ruiné !
Vite un procès-verbal, et de l’encre bien noire !
Une maison pillé ! Un fils assassiné !
Mais reprenons le fil, et finis ton histoire.
Il se rassied, et dit posément :
Si les héros toujours, avec un sens rassis,
De leurs chers confidents n’écoutaient les récits,
Les pièces n’auraient pas moitié de leur durée,
Et l’on supprimerait les deux tiers des acteurs,
Ainsi parle, mon fils...
À Colette.
Et toi, de mes douleurs
Partage tout le poids, et fais bien l’éplorée.
colette, tirant son mouchoir
Oh ! Ma fine, Monsieur, j’ai le cœur sur la main,
Et vais, si vous voulez, pleurer jusqu’à demain.
le bailli
À Colette.
Silence.
Allez, Pierrot.
pierrot
D’abord, cette canaille
A fait main basse ici sur toute la volaille,
Puis ils m’ont engagé par de bonnes raisons,
Me priant poliment, à grands coups de bâtons,
De leur ouvrir ma cave... Ils se sont mis à boire,
Après ils sont montés, ils ont forcé l’armoire,
Ils ont pris vos effets, vos bijoux, votre argent,
Vos habits, votre linge, et celui de ma mère.
Enfin, ayant partout nettoyé proprement,
Ils se sont mis à table à faire bonne chère,
Et quand ils seront saouls, ils vont dans votre lit.
Passez, se disent-ils, le reste de la nuit,
Sous votre bon plaisir...
En faisant au bailli une inclination.
le bailli
Oh ! C’est une autre affaire !
Nous savons, Dieu merci, ce qui nous reste à faire.
Dans mon lit, mes enfants ! La couche d’un bailli
Par des gueux profanée !... Il n’aura pas ainsi...
Pierrot, de mes recors va chercher une escorte,
La garde est ici près, fais-toi donner main forte,
Va, cours et reviens vite.
Pierrot sort avec sa lanterne.

Scène viii

Le bailli, Colette

le bailli
Hélas ! Ma chère enfant,
Je me doutais, vois-tu, de quelque événement :
Tout le long du chemin, et toute la journée,
Par des pressentiments j’eu la tête frappée,
J’ai versé ce matin mon verre en déjeunant,
Mon vin s’est répandu, ma veste s’est gâtée !
Ce soir je viens d’entendre hurler un chat-huant :
Et cette nuit encore, ô ! présage alarmant,
Dormant les yeux ouverts, j’ai rêvé de ma femme !
colette
Rêvé de votre femme ! ô ! prodige étonnant !
Hélas ! de son vivant, j’ai vu la bonne dame
Vous occuper si peu, Monsieur, même en veillant !...
Et vous y songeriez à présent en dormant ?
Un mari d’un tel trait serait-il bien capable ?
le bailli
D’abord que je le dis, rien n’est plus véritable :
Un bailli ne ment guère, ou s’il ment quelquefois,
Sachez qu’apparemment il lui plaît de le faire
Et qu’il a ses raisons.
colette
Oh ! Je connais vos droits.
Mentez tout à votre aise et moi, je vais me taire.
le bailli
Et vous ferez fort bien. Je viens donc de Paris,
Parler au recruteur qui racola mon fils,
Il ne veut point donner son congé. Mais, par grâce,
Il consent que je mette un autre homme à sa place.
colette
C’est fort honnête à lui.
le bailli
Je revenais content,
Rapporter à mon fils cette bonne nouvelle,
Mais puisque des filous la maudite séquelle
A volé ma maison, et pris tout mon argent,
Il faudra que Pierrot joigne le régiment.

Scène ix

Les mêmes, Pierrot avec les archers

pierrot
Mon père, j’ai trouvé ces Messieurs que j’amène.
le bailli
Ah ! Messieurs, serviteurs, soyez les bienvenus.
J’avais besoin de vous pour me tirer de peine,
Et le cœur me revient. Des larrons inconnus
Sont entrés dans ma ferme, ils ont forcé ma cave,
Avalé tout mon vin, volé tous mes effets,
Allez me les saisir et faisons leur procès.
Toi, mon fils, conduis-les ; Pierrot, montre toi brave !
Sans doute qu’à présent ils sont tous endormis.
Je n’entends plus de bruit... Vous n’avez rien à craindre.
pierrot
Écoutez, avant tout, armez bien vos fusils,
Mettez la baïonnette, afin de les atteindre
De plus loin, s’il le faut.
larcher
Nous allons dans l’instant
Les amener ici.
Ils entrent avec Pierrot.
le bailli
C’est fort bon.

Scène x

Le bailli, Colette

le bailli
Vous, Colette,
Allez-vous-en.
colette
Pourquoi ?
le bailli
L’on ne sait pas comment
Ces gens-là vont venir. Une fille discrète
Ne doit pas s’exposer à voir...
colette
Comment ? à voir...
Eh ! Quoi ?
le bailli
Suffit, ma fille... On ne peut pas prévoir...
Ces gens pris endormis, déshabillés peut-être...
Croyez-moi, la prudence est de vous retirer,
Lorsque ces bandits-là dans ces lieux vont paraître.
colette
Bon ! Ne croyez-vous pas qu’ils vont me dévorer ?
Moi, j’était curieuse au moins de voir leur mine.
le bailli
La curiosité... Sans doute... À la cuisine
Allez voir s’il me reste encor de quoi souper.
Cela vaudra bien mieux... Fille trop curieuse
S’apprête quelquefois affaire vétilleuse...
Les voici. Décampez.
Elle s’en va.

Scène xi

Les archers amènent Crispin et Arlequin

larcher
Tout prêts à se coucher,
J’ai surpris ces deux gars que j’ai fait attacher.
Connaissez vos effets et jugez les coupables.
le bailli
Voyons. Prenons un ton... Approchez, misérables !
arlequin
Le beau début !
crispin
Oui-da. Cela promet...
le bailli
Voleurs.
pierrot
Fripons !
le bailli
Coquins !
arlequin
Allez. À votre aise, Messieurs,
crispin
Oui, nous vous passons tout.
arlequin
Ah ! Certes, c’est commode !
le bailli
Répondez, scélérats... Chez vous c’est donc la mode
De s’introduire ainsi dans la maison des gens,
Pour y piller, voler, pour y faire bombance ?
Pour se nipper enfin et boire à leurs dépends ?...
Nous avons un usage aussi de la prudence
À dicter tout exprès pour des gueux tels que vous.
arlequin, avec mine
Pourrait-on, Monseigneur, ici, sans vous déplaire,
S’informer de l’usage imaginé pour nous.
le bailli
Volontiers, mon enfant... Aussi bien ce mystère
Vous doit être éclairci sans grand préliminaire,
C’est de faire dresser, à sept pieds de hauteur,
Une poutre solide au milieu de la place,
Puis, vous serrant le cou d’un ruban de filasse,
On vous donne, mon cher, un brevet de sauteur.
crispin
Et quel est, s’il vous plaît, notre maître de danse ?
le bailli
Va, bientôt avec lui tu feras connaissance.
Il t’en montrera tant, d’une seule leçon,
Que tu n’auras besoin d’en prendre une seconde
Pierrot, viens avec moi, je veux dans ma maison
Avant de les juger, faire avec soin la ronde :
Il est bon de connaître au juste les dégâts,
Pour les punir selon l’exigence des cas.
Gardes ! Gardez-les bien. Toi, porte la chandelle.
Il sort avec Pierrot.

Scène xii

Arlequin, Crispin, archers

arlequin
Eh bien, mon cher Crispin, que dis-tu de cela ?
crispin
Je dis, mon cher ami, que cela sent l’échelle.
Aux gardes.
Qu’en pensez-vous, Messieurs ?
larcher
Oui, ça peut aller là.
arlequin
Croyez-vous, mon ami ? Je vois qu’en cette affaire,
Nous pouvons dire encore : eh, vogue la galère !
larcher
Oh ! Vous méritez mieux.
crispin
C’est notre faute aussi.
Voler, c’était fort bien, mais godailler ici
Après notre coup fait, s’exposer à justice !
C’est travailler en sot et voler en novice.
arlequin
Les héros ont du faible, Hannibal autrefois
Fit de même à Capoue et s’en mordit les doigts.

Scène xiii

Les précédents, Colette avec du vin et un pâté

colette, aux gardes
De la part du bailli, je vous apporte à boire,
Avalez ce pâté, jouez de la mâchoire,
Et de ces deux captifs reposez-vous sur moi :
J’en réponds corps pour corps. Cela suffit, je crois.
le garde
Tout comme il vous plaira, vous êtes la maîtresse,
Par notre faible ici vous nous prenez. Parlez,
Nous, à votre santé, nous allons boire.
colette
Allez.
Les archers s’en vont.

Scène xiv

Arlequin, Crispin, Colette

colette
Étrangers malheureux, pour qui je m’intéresse,
Sans trop savoir pourquoi : quel est votre pays ?
Êtes-vous de Saint Cloud ? d’Arcueil ? ou de Paris ?
Répondez.
crispin
Tous les deux le Pecq nous a vu naître.
colette
La Pecq ! Ah ! Justes dieux ! Eh, dites-moi, l’ami
N’auriez-vous pas connu par hasard à Marli
Le grand Simon ?
crispin
Celui qui près de la Machine
Tenait auberge... Hélas !
colette
D’où vient votre chagrin ?
crispin, sanglotant
Le grand Simon...
colette
Hé bien ! Quel est donc son destin ?
crispin
Il a fait banqueroute.
colette
Oh ! Ciel ! De sa ruine
Sait-on quelle est la cause ?
crispin
Hélas ! Pour un galant,
Sa criminelle épouse a fondu la boutique.
colette
Mon Dieu ! Qu’ai-je entendu ?... Mais d’un forfait si grand
Dit-on quel fut le prix ?
crispin
Un verre d’émétique,
Que son fils lui donna...
colette
Je vous entends... Et lui,
Que devient-il ?
arlequin, à Crispin
Bavard, finiras-tu ?
crispin
Marseille
Le retint quelque temps, mais je crois qu’aujourd’hui
Je vous en fait ici confidence à l’oreille,
Il s’en faut de très peu qu’il ne soit...
colette, émue
Quoi ?
crispin, (faisant le signe pendu)
Tondu...
Et la grosse Tonton, de toute la famille
Reste seule à Marli.
colette
Ciel ! de fil en aiguille,
Dans les cartes, tantôt, ce qu’il dit, je l’ai vu.
J’ai tiré par trois fois, et mon jeu prophétique
N’a trois fois à mes yeux présenté que du pique.
Allons, ce que j’apprends, me fait prendre un parti.
Écrivons à Tonton... Écoutez : à Marli
Je connais quelques gens. J’y veux faire remettre
En main propre un billet. Un de vous va promettre
De le porter. Tirez à qui sera l’heureux.
arlequin
Vous auriez plus tôt fait de nous sauver tous deux,
Et par duplicata d’envoyer votre lettre.
colette, de sang froid
Non, ce serait pour vous me mettre en embarras,
Et notre pièce après ne s’achèverait pas.
Ainsi décidez-vous et quoiqu’on en rechigne,
Il faut que l’un des deux pour l’autre se résigne.
crispin
Mais d’où vient le faut-il ?
colette
Le bailli furieux
A juré qu’il voulait qu’on pendit l’un des deux,
L’autre il le garde afin de l’engager en place
De son cher fils Pierrot... Vous faites la grimace !
Il faut pourtant, Messieurs, qu’on en passe par là !
Encor heureux d’avoir cette ressource-là !
Pour moi, je viens sauver celui que l’on doit pendre.
arlequin
Ami, nous aurions tort de lui rien reprocher...
Elle fait pour le mieux : pouvons-nous nous fâcher ?
crispin
Sans doute, l’intérêt qu’à nous on vous voit prendre,
Illustre gouvernante, annonce un cœur bien tendre ?
Que le Ciel en tout temps vous en garde le prix !
Qu’il vous conserve en paix tant que vous serez fille !
Et si le cœur vous dit de vous mettre en famille,
Qu’il vous fasse épouser la perle des maris.
À présent, s’il vous plaît, parlons de notre affaire.
La proposition que vous venez nous faire,
A son pour et son contre... Il ferait à propos
Que j’entretinsse un peu mon féal camarade,
Laissez-nous un instant. Nous allons en deux mots
Décider qui des deux doit faire l’escapade.
colette
Eh bien, débattez-vous, pendant que j’écrirai,
Poussez les grands hélas !, mais quand je reviendrai,
Qu’un de vous deux décampe et que l’autre s’engage.
Elle s’en va.

Scène xv

Arlequin, Crispin

arlequin
C’est ici, cher Crispin, qu’il faut prendre courage.
Nous pouvons bien compter l’un sur l’autre, je crois.
Voilà notre amitié dans une forte épreuve !
La situation n’est pas tout-à-fait neuve,
Mais elle n’est pas moins épineuse.
crispin
Oui, ma foi !
L’amadouant.
Mais, mon cher Arlequin, de ta délicatesse
Je suis bien convaincu. Depuis notre jeunesse,
Depuis que nous courons ensemble les hasards,
Je t’ai toujours connu, bravant de toutes parts
Les dangers, la justice et jusqu’à la mort même !
Tu n’auras pas changé ?
arlequin
Hé, hé ! Dis-moi, Crispin,
Te souvient-il ?... Pour moi, c’est un plaisir extrême
De rappeler cela... C’était un beau matin,
Nous étions si petits !... Nous allions à l’école...
Nous étions polissons... Oh ! L’affaire est fort drôle !
Nous nous aimions déjà !... Je ne sais pas trop pourquoi
L’on voulait te fouetter !... Poussé par ma tendresse,
N’ai-je pas demandé ta grâce à ta maîtresse ?
Et même proposé d’avoir le fouet pour toi ?
crispin
Oui, certes, mon ami, je m’en souviens, de reste.
Pilade n’a jamais plus osé pour Oreste.
Aussi, sûr de ton cœur, je compte qu’aujourd’hui
Tu vas sauver Crispin, en t’engageant pour lui.
arlequin
Hélas ! Mon cher enfant, j’en aurais bonne envie,
Mais je ne sais quel goût me retient à la vie,
Et sans me trouver bien dans ce monde ici-bas,
Les moyens d’en sortir ne me conviennent pas.
Je ne puis, en un mot, faire ce sacrifice.
Vois d’un autre côté...
crispin
Mais pour être soldat,
On ne meurt pas.
arlequin
Je suis trop vieux pour cet état.
Je ne saurais apprendre à faire l’exercice.
crispin
Ah ! Tu ne m’aimes pas !
arlequin
Ingrat ! Hé bien, fais voir
Si Crispin aujourd’hui me chérit davantage,
Et livre-toi pour moi.
crispin
Je voudrais le pouvoir.
Mais, mon cher Arlequin, je n’ai pas le courage.
arlequin
Va, tu ne m’aimes plus.
crispin
De Crispin, prends pitié,
D’un généreux effort honore l’amitié.
arlequin
À toi l’honneur.
crispin
À toi plutôt... de la milice
Tu sais, j’ai déserté...
arlequin
Voyez. Belle malice !
crispin
De plus volé le corps... si j’étais reconnu,
Sans autre procédure, on me verrait pendu.
arlequin
Mourant pour un ami, l’on se couvre de gloire !
Les chantres du Pont-Neuf chanteraient ta mémoire,
Et je ferais graver sur le pont de Neuilly
En lettres d’or : \og Passants, qui passez par ici
D’un généreux défunt honorez tous la cendre,
Pour sauver son ami, Crispin s’est laissé pendre.\fg
crispin
Mon cher, tu prêches bien ! Mais tout ce que tu dis
M’entre par une oreille et me ressort par l’autre.
arlequin
Ah ! Race des humains ! Voilà bien les amis.
N’ayez pas besoin d’eux, tout leur sang est le vôtre !
Mettez-les à l’épreuve, ils saignent tous du nez.

Scène xvi

Crispin, Arlequin, Colette apportant la lettre

colette
Allons, dépêchons-nous, la voici cette lettre
Qu’à Tonton, l’un de vous me promet de remettre.
Qui s’en charge des deux ?
crispin
C’est moi, ma bonne dame,
Et lui va s’engager.
arlequin
Qui, moi ! Non, sur mon âme,
C’est lui, plutôt.
crispin
Conviens...
arlequin
Conviens toi-même...
colette
Ah ! ça,
Nous n’avons pas le temps de nous amuser là.
Pendant ces beaux discours on va vous venir prendre,
Et j’aurai le chagrin de vous voir tous deux pendre.
Mais, j’en veux sauver un. Tirez au doigt mouillé,
À Arlequin.
Et dépêchons. À vous, Monsieur le barbouillé.
Elle lui présente la main.
arlequin, flairant
Quelle odeur est-ce là ? C’est de la bergamote...
C’est assez engageant !... la charmante menotte !
Les jolis petits doigts !... mais qu’ils sont dangereux !
Ah ! Vous trichez, Madame ! Ils sont mouillés tous deux.
colette
Quoi ! Vous faites l’enfant !
crispin
Allons, tire donc vite.
arlequin
À Crispin.
Oh ! Si tu te presses tant, tiens, tire le premier.
À Colette.
Mais un certain soupçon qui, malgré moi, m’agite
Madame, en ce moment, me paraît singulier.
colette
J’ai quelque idée aussi...
arlequin
Plus je vous examine...
colette
Moi plus je vous écoute... et plus la voix...
arlequin
La mine...
colette
Résonne à mon oreille.
arlequin
Ensorcelle mes yeux.
colette
Mais, oui...
arlequin
Mais, non...
colette
Mais si...
arlequin
Ce serait curieux.
colette
Seriez-vous par hasard...
arlequin
Êtes-vous d’aventure
Le cher original de cette découpure,
Qu’un soir à la silhouette...
colette
Ah ! Je le reconnais !
C’est mon cher Arlequin...
Ils s’embrassent.
crispin
Parbleu ! C’est fait exprès.
Le diable soit ici de la reconnaissance !
Il aura maintenant sur moi la préférence.
colette
Je ne m’attendais pas...
arlequin
Certes, personne ici
N’eut deviné cela... J’en suis encor saisi !
Je cherchais le portrait, je trouve la personne...
Vous êtes bien changée, au moins, Dieu me pardonne !
colette
C’est l’air de ce pays qui ne vaut rien pour moi,
Je n’y profite pas, j’y dépéris ; mais toi,
Qui t’aurait reconnu dans pareil équipage ?
arlequin
Je suis un peu hâlé. C’est l’effet du voyage.
Au surplus, revenons, ma chère, à nos moutons.
Mon camarade attend, c’est pourquoi décidons :
Qui sauvez-vous de deux ?
colette
Pardi ! Belle demande !
La cœur balance-t-il quand l’amour lui commande ?
À Crispin.
À toi, mon cher, la lettre. À vous le billet noir.
arlequin
Que veux-tu, mon enfant. Le Ciel qui m’est propice
Ordonne que chacun songe à son intérêt.
Je t’embrasse et te plains... Mais pourtant je te laisse.
Adieu... Je vais tâcher d’assembler nos amis,
Pour venir avec eux t’enlever si je puis,
Et tu me reverras pour terminer la pièce.
À Colette.
Embrassons-nous encor, toi, ma chère, bientôt
Tonton aura ta lettre, ou je ne suis qu’un sot.
Il s’en va.

Scène xvii

Colette, Crispin

crispin
Permettez qu’à mon tour je m’informe, Madame,
D’où vient cette Tonton vous touche si fort l’âme ?
colette
C’est un secret, mon cœur, et je sais le garder.
crispin
C’est un trait surprenant de la part d’une femme !
Pardonnez, si j’osais ainsi vous demander...
colette
Oh ! Le mal n’est pas grand.
crispin
À part moi, je soupçonne
Que je connais aussi cette bonne personne.
Elle vient de lâcher devant moi certains mots,
Parlant de son pays... Certes ! Bien à propos
Cela se trouverait... Tout coup vaille, n’importe :
D’une façon ou d’autre, il faut bien que j’en sorte,
Si son cœur engourdi ne me devine pas,
Je me découvrirai pour sortir d’embarras.

Scène xviii

Colette, Crispin, trois paysannes servantes du bailli

première paysanne
Mamselle, je venons pour cette signature
Que le bailli demande.
deuxième paysanne
Oui, voilà le papier.
troisième paysanne
Voilà la plume encore.
première paysanne
Et voilà l’encrier.
Allons, à vous, Monsieur, faites tôt l’écriture.
colette
Quel moment ! Je frémis !
crispin, à part
Hélas ! Pauvre Crispin.
colette, lui présentant la plume
Tenez...
crispin, la prenant
Je tremble !...
première paysanne, à Colette
Allons, conduisez-lui la main.
Barbares, arrêtez... S’il ne sait pas écrire...
crispin
Si fait, pour mon malheur.
Il écrit.
lisant
Ciel ! Que viens-je de lire ?
crispin
C’est mon nom de baptême.
colette
Est-il vrai ?
crispin
Pourquoi pas ?
Chacun ne peut-il pas se nommer Nicolas ?
deuxième paysanne
Achevez donc.
crispin, à part
Fort bien. La voilà qui commence
À s’émouvoir un peu... Poussons-la jusqu’au bout.
De l’encre ?
première paysanne
En voilà.
crispin
Bon.
Il écrit lettre à lettre en regardant Colette qui enfin l’arrête.
colette
Arrête et dis-moi tout.
Mon cœur déjà lassé d’une reconnaissance,
D’une seconde aurait peine à faire les frais.
Fais-toi connaître enfin, il est temps ou jamais.
crispin
Sans faire son paquet, ma chère sœur Colette
Mon frère ! O Ciel !
première paysanne
Quoi ! Vous ?
colette
Je l’aurais parié !
Et quoique ce trait-là partout soit copié,
Sans rien approfondir, je t’en crois sur parole.
Ils s’embrassent.

Scène xix

Les mêmes, Pierrot

pierrot
Tremblez, Mademoiselle !... Ah ! C’est un joli rôle
Que vous remplissez là !... Mon père est averti
Que l’un de ces voleurs, grâce à vous, est parti.
Mais, crainte de rechute, on va garrotter l’autre.
À Crispin.
Tu peux, Maître Fripon, dire ta patenôtre,
Le bailli va venir, il marche sur mes pas...
Allons, signe, coquin.
Il lui présente le papier.
colette, l’arrachant de ses mains
Il ne signera pas.
Tyran ! Dans la fureur, qui dans mon sang s’allume,
Je puis te pocher l’œil avec cet encrier !
Te faire avaler l’encre et manger cette plume !
Et mettre en cent morceaux ce funeste papier.
Elle va pour le déchirer.
crispin, l’empêchant, prend le papier et lui dit froidement
Laissez-moi faire ici, ma sœur, je vous en prie.
À Pierrot.
Toi, superbe Pierrot ! C’est toi que je défie,
Tu veux te délivrer de ton engagement :
Je vais te dégager, perfide, en t’assommant.
pierrot
Toi ?
crispin
Moi-même, te dis-je, et voilà ton attaque.
Il tortille le papier et le lui jette au nez.
Oses-tu me répondre ?
pierrot
Oui, tu n’es qu’un veillaque,
Et je vais à l’instant te parler comme il faut.
Prépare-toi, mon cher, à soutenir l’assaut.
Il ramasse un bâton.
crispin, le frappant d’un autre, en lui arrachant le sien
Tu t’oses rebiffer ! Tombe à mes pieds, parjure.
pierrot, tombant, s’écrie
Ah, traître ! À moi, papa !

Scène xx

Les mêmes, le bailli, les archers

le bailli
Que vois-je ? Scélérat !
Ce n’est donc pas assez d’un premier attentat ?
De me braver sans cesse as-tu donc fait gageure ?
On le prend.
Gardes, saisissez-le. Qu’il signe au même instant,
Et qu’on le fasse après conduire au régiment.
colette
Qu’oses-tu commander ? Barbare !... Il est... mon frère.
le bailli
Et quand il le serait, il ne m’importe guère.
pierrot, se frottant le dos
Vous avez là pour frère un méchant garnement.
Il vous fait peu d’honneur.
le bailli
Il a raison, ma fille.
Vous devez renier une telle famille.
colette
Renier mon cher frère !... Ah ! Ne l’espérez pas.
Cruels ! Ne croyez pas l’arracher de mes bras !...
Elle se jette sur lui et l’embrasse avec chaleur. À Crispin.
Va, crois-moi, ces propos ne nous font point injure.
Ce n’est point aux baillis à sentir la nature.
le bailli
Ah ! Coquine ! Serpent réchauffé dans mon sein,
Pour te mettre à la porte, il fera jour demain.
colette
Il fait jour dès ce soir, et j’en fais mon affaire.
Pour sortir de chez vous, la nuit est assez claire.
Qu’on me laisse mon frère, et c’est assez pour moi.
le bailli
Est-ce à moi que l’on parle ? Effrontée ! Est-ce toi,
Qui me tiens ce discours ? Mesquine chambrière !
Quoi ! Tu ne rougis pas d’avouer un tel frère ?
colette
Je ne rougis de rien que de voir un brutal
Qui veut faire engager, par force, un honnête homme.
le bailli
Ah ! Vous me poussez trop ! Le jeu finira mal,
Moi, je vous en préviens.
colette
Tout cela m’est égal,
Je ne m’en dédis pas.
le bailli
Oui-da... Qu’on l’assomme,
Ce gueux-là, s’il ne signe et puis qu’à l’hôpital
On mène la donzelle... Allons, tôt, qu’on dépêche,
À Crispin.
À toi la plume
Aux gardes.
Et vous menez la pigrièche.
Les gardes font un mouvement.

Scène xi

Les mêmes, Arlequin entre avec ses bohémiens

Il se fait une espèce de choc.
arlequin, de loin
Halte-là ! Rendez-moi Colette et mon ami.
Il arrive au bailli et lui met le pistolet à la gorge.
De tous leurs mouvements, vous répondez, bailli,
Oui, si vous résistiez, votre trop faible escorte
Et vous, vous sortiriez... mais non pas par la porte.
Et, vous précipitant tous de votre grenier,
Sa lucarne pour vous servirait d’escalier.
le bailli, tremblant
Messieurs, quand on s’y prend ainsi par politesse,
On obtient tout de moi : parlez, que vous plaît-il ?
arlequin
J’arrive à point nommé pour sauver ma maîtresse,
Et mon ami Crispin, comme je suis subtil,
J’aurais pu vous tuer si j’en eusse eu l’envie,
Je l’aurais dû, sans doute, en une tragédie,
Ou même à l’opéra. Bailli dans pareils cas,
Du filet de vos jours, je ne répondrais pas.
Dans ces ouvrages-là, l’auteur impitoyable,
Au dénouement, surtout, se montre inexorable :
Il ne peut rien finir, sans répandre du sang
Et d’un héros, au moins, il faut percer le flanc.
Mais dans la parodie, on termine à l’amiable,
Ainsi, vivez, Bailli, et montrez-vous traitable,
Voilà tous vos écus d’abord que l’on vous rend.
Il prend un sac d’un de ses bohémiens.
De votre fils Pierrot, voici l’engagement,
Par bonheur son sergent est de ma connaissance,
Et vient de le céder tantôt à mon instance,
Je crois que c’est là tout ce qui vous tient au cœur.
Satisfait dans l’amour comme dans l’avarice,
Vous vous souciez peu, Bailli, de la justice,
Parlons donc à présent pour votre serviteur.
Rendez-moi mon ami, rendez-moi ma Colette,
Et laissez-nous partir après notre paix faire.
Le bailli reste rêveur.
pierrot
Répondez donc, papa. Qu’avez-vous à rêver ?
le bailli
Il parle de bon sens et je dois l’approuver.
À Arlequin.
Ami, je suis content de ton long bavardage,
Et je prends mon parti, c’est je crois le plus sage.
Mais, dis-moi cependant, oses-tu te flatter,
D’effacer un bailli dans l’art de bavarder ?
Ta langue est bien pendue ! Et nous avons la nôtre
Qui, lorsque nous voulons, jase aussi bien qu’un autre,
Or, écoutez-moi : seul, je commande à Neuilly,
Seul, je puis vous juger, comme étant le bailli,
Seul, je puis condamner, seul, je puis faire grâce,
Seul, je le fais aussi, mais à condition
Que vous allez soudain débarrasser la place,
Je vous ajoute encore et par précaution,
Que si l’in de vous deux, ou vous, dame Nitouche,
Revenez à Nanterre, ou de jour, ou de nuit,
Le procès est tout fait...
arlequin
On vous entend, suffit.
Restons-en, croyez-moi, dessus la bonne bouche.
Aux bohémiens.
Amis ployons bagage, et partant pour Marli,
Souhaitons le bonsoir à monsieur le Bailli.
Aux archers. Ici, tous se saluent.
Quittons-nous poliment, Messieurs, les uns les autres.
les bohémiens, en saluant les archers
Très humbles serviteurs.
Les archers et le bailli, ensemble
Messieurs, et nous les vôtres.
Salut général des archers et des bohémiens. D’abord les uns aux autres, ensuite tous au public, comme dans un menuet.
Fin

Theaville » Plays » Display