Castor le Cadet

Auteurs : Nougaret (Pierre-Jean-Baptiste)
Parodie de : Castor et Pollux de Bernard et Rameau
Date: 27 juillet 1780
Représentation : 27 juillet 1780 Théâtre de l'Ambigu-Comique
Source : ms. BnF, Fonds Rondel, 346
Pierre-Jean Nougaret

Castor le cadet


Parodie

[1780]
Ms Fonds Rondel

Acteurs


Castor, garçon-chapelier : Rivière
Poilu, maître-chapelier, frère de Castor : Picard
Tirelire, promise à Poilu : Julie
Bébé, harengère et sœur de Tirelire : Fiat
Lancette, invalide et muet, rival de Castor : Neveu
Jupin, charlatan, père de Castor et Poilu : Bordier
persliste, D’Espane, Sevin Deux garçons-chapeliers
Tirepied, savetier, voisin de Castor et Poilu : Michaud
Soldats invalides, plaisamment estropiés
Bouquetière et harengères
Maître et garçons chapeliers

Castor le cadet


Scène 1

bébé, lancette
bébé
À tout ce qu’il faut faire, es-tu ben résolu ?
Qu’en pense ton grand cœur ? ... Réponds donc.
lancette, faisant des signes d’approbations
U, u, u ?
bébé
Que ton bras vigoureux frappe d’estoc, de taille
Comme un vrai chenapan, brille dans la bataille !
Montrez-vous un zéro, quoique mince et fluet
C’est là vote dessein, n’est-ce pas ?
lancette
Et, et, et.
bébé
Faites-leur redouter vote juste furie  ;
Triomphez, vote cœur sera ben réjoui...
Eh ?... Plait-il ?... Me direz-vous oui,
Figure de tapisserie ?
Il me tribouille l’âme et sans dessus-dessous.
lancette
Heu...
bébé
Malgré moi sa mine me fait rire.
Je te l’ons déjà dit
Ma petite sœur Tirelire
Doit dans ce jour avoir pour son époux
Monsieur Poilu, là, ce bon homme
Dont on fait ce qu’on veut et qui sera vraiment
Le meilleur des maris de Paris jusqu’à Rome.
Mais, pour troubler la fête, il faudra bravement
Enlever ta maîtresse  ; et je paie le royaume.
lancette, sautant de joie
Ah !
bébé
Tu vas au plus tôt t’armer d’un lourd bâton
Assembler tes amis et tout à coup...
lancette
On, on.
bébé
C’est parler ça  ; je crois à ta promesse,
Sitôt que tu tiendras l’objet de ta tendresse,
Ne sois pas timide et lourdaud  :
Montre-lui ton amour et l’ardeur qui te presse
Sois tour au tour hardi, docile, avec adresse  ;
Mais pour ton sot rival, rosse-le comme il faut.
lancette

Eh, eh.


bébé
Dis-moi de bout en bout, comment tu vas t’y prendre ?
Raconte, me vela toute prête à t’entendre,
Ainsi qu’à frapper de grands coups,
Ni pus, ni moins qu’en mon échoppe...
Mais mon esprit va-t-il tomber en sintecoppe ?
Quoi, je prétends, en proie à mon courroux,
Écouter un zéro qui n’eut jamais de langue !
Oh, tu ne tiendras point d’ennuyeuse harangue...
Mort de ma vie ! où vit-on un soldat,
Un luron, brave militaire,
Servir dans l’armée de la guerre,
Où son bras fit trembler ben pus d’un fier goujat
Ne vous parlez pas pus que le cheval de bronze ?
Oui, ste personnage si gonze
Jamais ne se retrouvera
N’est-il pas vrai, Lancette ?
lancette
Ra ?
bébé
Oh ! Tiens, ton silence m’éluge
Aussi ben que tes i, o, a !
Tu vas causer en vain chez nous ben du grabuge.
N’importe, de l’amour éprouve tout le feu,
Va préparer tes gens et nous verrons beau jeu.
lancette, sort en faisant des armes
Eh ! ... oh ! ... ah !

Scène ii

bébé seule

Adieu donc singulier personnage à théâtre.
Mais s’il babille autant qu’une image de plâtre,
Peut-être il n’a pas les doigts gourds
Et remplira le pus aisé des rôles.
C’est tout fin just’l’proverbe, il m’en souvient toujours :
Ben plus d’effets que de paroles
En fabriquant ste enlèvement
Il travaille pour ma personne.
Je ne savons ni pourquoi ni comment
Ste drôle de Castor sans cesse me chiffonne
Et m’égratigne tout le cœur,
Mais quoiqu’en son endroit j’usons de prévenances,
Malgré mes honnêtes avances,
Le pendard préfère ma sœur.
C’est ben triste pour une aînée,
Complaisante et morigénée,
En âge d’user de ses droits
Et qui vous a du sang jusques au bout des doigts...
Mais Tirelire ici s’avance :
La vela qui vient en cadence
Et qui s’approche à pas comptés.
Modérons mes sens agités,
Et ne reparaissons en ces lieux déplorables,
Que pour faire un vacarme, un bruit de tous les diables.
Elle sort.

Scène iii

tirelire seule

Elle se promène quelques instants sur le théâtre d’un air majestueux et comique.
Le jour qu’on me marie a comblé mon malheur
Ciel ! qu’il est [...] pour une honnête fille,
D’épouser quelqu’un qui lui fait mal au cœur\versfaux[Il manque une syllabe, il est probable qu’il faille prononcer \guill queleuqu’un.] \SR
Ce n’est pus pour Castor que je serai gentille.
Poilu, mon laid futur, est maître-chapelier,
Son frère chambrelan, quoique fort au métier.
Mais le quibus fait-il un fortuné ménage ?
Non, il suffit d’avoir la paix du mariage...
Éprouvons un joyeux transport  ;
Si, par hasard, je n’avons la berlue,
Je croyons, le long de la rue,
Voir venir mon très cher Castor.

Scène iv

tirelire, castor

castor, l’air fort niais et mis à peu près comme le beau Léandre
Je vous trouve à propos, amante incomparable,
Vous oubliez à l’aise un amant misérable,
Qui, loin de vous, se désole en secret...
Je lis tout mon malheur dans ton œil satisfait :
À quelque malotru qu’elle se soit liée
Sans regret une fille est toujours mariée.
tirelire
Comm’ vous dites ça, mon poulet !
Mais, en vreté de Dieu, j’aimons ta doléance,
Et je prenons not’ mal en patience.
castor
Vous épousez mon frère et vous brûler pour moi !
tirelire
Mon cœur, je me réglons sur toi.
Tandis qu’avec plaisir je deviens ta maîtresse,
Tu souffres que Poilu s’enchaîne dans mes bras ;
Tu pleures comme un sot et me dis, par tendresse,
Ce plaisant galimatias :
\guill Si j’ai trouvé cent fois la vie,
Dans tes yeux, maîtres de mon sort,
Quand l’espérance m’est ravie
J’y trouverai cent fois la mort.
castor, d’un ton très comique
Hélas ! hélas ! on m’enlève ma mie
Fut-il jamais un plus cruel souci ?
tirelire
Mon doucereux Castor, tu fais l’amant transi,
Lorsque l’occasion doit te paraître belle.
L’amour ne dit-il rien à ton cœur valeureux ?
castor
Quoi ! dans ma fureur criminelle,
Pourrai-je en conscience adorer tes deux yeux,
Et rosser un frère... ah, grands dieux !
tirelire
C’est à toi de montrer combien ton cœur m’adore.
castor
Mon grand frère Poilu m’est aussi cher encore.
Nous nous aimons l’un l’autre avec un charme égal :
Quand nous étions petits, jamais aucun régal
Ne put troubler notre union exquise ;
Et jamais il ne m’a battu
Pour disputer la moindre friandise ;
Enfin ma mignonne, vois-tu,
Quand l’un de nous deux, à l’école,
Venait à recevoir le fouet,
L’autre, de compagnie, du même instant pleurait
Puisque pour ton minois mon cher Poilu raffole,
En enrageant, je me console.
tirelire
Est-ce-ti là le discours d’un amoureux chéri ?
Il semblerait, à vous entendre,
Qu’au moins depuis dix ans vous êtes mon mari.
castor
Il ne me reste qu’à me pendre,
Ou bien qu’à m’enrôler ? ... Bon ! ce dernier parti
Me fera moins de mal ; je le prends, sans attendre
Qu’un frère trop heureux avec toi soit uni.
Adieu, je suis soldat, je pars, je suis parti.
Il fait quelques pas pour s’en aller.
tirelire, l’arrêtant
Il faut que ton amante ici s’évanouisse
De regret, de douleur de te voir si jocrisse.
Tu mériterais bien, mon cher cadet Castor,
Que sans me gendarmer, sans faire la mine,\versfaux[Il manque une syllabe.] \SR
Je récuse l’époux qu’on attache à mon sort
Et que l’on me fait prendre avec un dur effort,
Tout ainsi qu’une médecine.
castor
Je donne de bon cœur au diable tes attraits.

Scène v

les précédents, poilu

poilu, au fond du théâtre
Que disent-ils donc là ?... Motus, écoutons-les.
castor
Répète-le cent fois  ; est-il bien vrai, ma chère
Que tu m’adoreras toujours,
Quand tu seras la femme de mon frère ?
tirelire
Fripon ! C’est malgré moi que tu sauras me plaire.
poilu, au fond du théâtre
Ils tiennent assez haut de singuliers discours.
tirelire
Que Poilu, mon futur, se serait montré sage,
Si comme toi, mon cher Castor,
Il s’était fait aimer avant le mariage !
De négliger ce soin l’on a toujours grand tort.
poilu, au fond du théâtre
Mais j’entends là de belles choses.
castor
Tandis qu’avec moi seul tranquillement tu causes,
Une fureur subite a pénétré mes sens  ;
Je songe à mon malheur, aux plaisirs ravissants
Qu’à mon frère Poilu ce jour affreux prépare...
Pour calmer le transport qui de mon cœur s’empare,
Embrasse-moi, mignonne ! Aussi bien il est temps
De profiter un peu du charmant tête-à-tête.
tirelire
Je le veux ben, la fleur de mes amis :
Je n’avons encor rien promis
À stila dont l’hymen me rendra la conquête.
Castor l’embrasse.
poilu, les prenant par la tête et les faisant s’embrasser
Bon ! Ne vous gênez pas... le trait est excellent.
tirelire
Je perdons notr’ honneur. Quels chagrins on m’apprête !
Aussi vous arrivez tout comme un accident.
castor, à Tirelire
Que voulez-vous ? Je ne suis qu’une bête.
Je criais comme un sourd le feu qui me brûlait
Sans regarder au moins si l’on nous écoutait.
poilu
Non, non, je ne suis point un cruel trouble fête ;
Là, là, rassurez-vous objet trop amoureux,
Et vous aussi, mon frère doucereux.
Vous vous aimez l’un l’autre et l’amour vous tourmente
Eh bien pour vous guérir d’une flamme constante
Voici le vrai moyen  : mariez-vous tous deux !
J’y consens avec joie et même je m’engage
À faire tout les frais de votre mariage.
castor
Que dites-vous mon frère, est-il possible, ô Ciel !
poilu, à Castor
Je fais avec transport, ce que ton cœur souhaite.
tirelire
Seigneur, vous changez donc comme une girouette.
castor
Mais ce trait héroïque est bien peu naturel.
poilu
Moi, je suis le meilleur des hommes ;
Mais que mon procédé frappe moins vivement :
Est-il rare, au siècle où nous sommes,
De voir céder sa femme à quelque heureux amant ?
tirelire, à part
J’aurions eu, je l’avoue, un mari ben charmant.
castor
Mon frère... C’en est fait... Castor aussi se pique
D’un sentiment étrange ou peut-être héroïque...
Je le sens, il m’en coute, et suis moins grand que vous...
Mais l’amitié commande... et je dois filer doux.
Vous avez pour ma belle un amoureux caprice...
Eh bien, je vous la donne et veux qu’on vous unisse...
Dussè-je de douleur me serrer le sifflet.
poilu
Je dois être obéi par mon frère cadet.
Garde ta Tirelire et sois mari fidèle.
castor
Puisque tu la chéris, épouse mameselle.
Ils se la renvoient l’un à l’autre.
tirelire
Ils sont devenus fous, je m’en aperçois ben.
poilu
Non te dis-je, prends-là, sans peine je la cède.
castor
Mon cher frère, elle est votre bien.
poilu
De ton mal, voilà le remède.
tirelire
Ah ! finissez donc mes amis...
Bon dieu ! j’ons l’ bras tout démis.
poilu, repoussant toujours Tirelire
Pour les maux de ton cœur est-il un meilleur baume ?
tirelire
Mais parlez donc, beaux amoureux transis,
Me croyez-vous une balle de paume ?
castor
Tu exiges absolument ?
Mon cher frère, je te rends grâce
Et je veux bien obligeamment
Me substituer en ta place.
Ah ! que ton cœur est bon ! Je me sens attendri.
poilu
De ma vive amitié reçois la preuve.
tirelire, donnant la main à Castor
J’aurons donc un second mari
Sans avoir eu le plaisir d’être veuve.

Scène vi

les précédents, des bouquetières

L’orchestre joue l’air  : Achetez de mes bouquets.
une boutiquière, s’adressant à Poilu et lui présentant des fleurs
Qu’il est drôle ! qu’il est gentil !
Beau futur, je vous donne
Ce bouquet de soucis ;
Souvent, c’est la couronne
De beaucoup de maris.
Tenez encor, mon drille
Ste fleur, elle est pour vous :
La couleur de jonquille
Appartient aux époux.
poilu
Soyez ici la bienvenue,
Bouquetière aux yeux doux et pleins d’agréments  ;
Mais il faut à Castor faire vos compliments
Je lui cède ma prétendue.
une boutiquière, à Poilu
Vous serez, j’en jurons admiré dans tout temps.
L’orchestre joue l’air  : Et flon, flon.
une boutiquière, à Castor
Le jour du mariage
On est gai comm’ pinson,
Bentôt on perd courage
On n’dit pus la chanson.
La danse des bouquetières est interrompue.
poilu
Interrompez vos jeux et cessez votre danse,
Sans trop savoir pourquoi je me sens tout en transe...
Que nous veut, juste ciel ! le père Tirepied ?
Un sombre effroi se lit sur son front effrayé.

Scène vii

les précédents, un savetier

le savetier
Hélas ! Il n’est plus temps de sauter et de rire
Mes illustres amis, mes honorés voisins,
Armez-vous à l’instant contre de vrais faquins ;
Ils vont vous enlever la belle Tirelire
Et pour mieux réussir dans ce grand projet-là,
Ils vont jusques chez vous vous battre, et cétéra.
castor
Je n’aurai point, parbleu ! mes deux mains dans mes poches
Et je vais leur lancer de terribles taloches.
tirelire
Croyez-moi, mes amis, ensemble sauvons-nous.
poilu, appelant ses garçons
Venez, à mon secours, mes garçons, venez tous.
Les garçons chapeliers accourent armés de gourdins, de balai, etc.
un garçon chapelier
Comptez sur notre bras et sur notre vaillance
Qui faut-il, s’il vous plait, étriller d’importance ?
castor
Aux Armes ! Rossons, assommons
Ces hardis fiers à bras, ces maudits fanfarons !
L’orchestre joue l’air Aux armes, camarades.

Scène viii

les précédents, bébé, lancette, soldats invalides

bébé, aux gens qui l’accompagnent
Voyez-vous la terreur annoncer ma présence ?
Éreintez ces pendards, frappons, combattons.\versfaux[Il manque une syllabe.] \SR
Combat comique pendant lequel l’orchestre joue l’air Charivari, vaudeville de Ragonde. Les invalides se servent de leurs béquilles et fondent bravement sur les garçons chapeliers et sur Castor et Poilu qui les reçoivent à coups de bâton et à coups de pieds au cul. Les Bouquetières prennent le parti de Castor et se jettent dans la mêlée. On voit voler les coiffes. Une Bouquetière, après avoir lutté contre Bébé, la poursuit hors du théâtre. Castor est renversé par Lancette.
poilu, se sauvant de la mêlée
Ils m’ont cassé deux dents, brisé plus d’une cote...
Voilà mon pauvre frère, hélas ! Tout en compote...
Ils nous cognent trop fort, je suis bien leur valet.
tirelire
Mon amant est rossé, quelle fâcheuse chance !...
Velà que je tombe en faillance.
Elle s’évanouit sur une bonne.
poilu, à part
Pour nous tirer d’affaire, allons chercher le guet.
Il sort avec tout son monde qui se bat en retraite.

Scène ix

tirelire évanouie, lancette

lancette, sautant de joie quand il aperçoit Tirelire

E ! e ! e ! i ! i !


Il se dispose à enlever Tirelire et fait quelques pas en la portant sur son dos. L’orchestre joue l’air des trembleurs.

Scène x

les précédents, poilu, soldats du guet

poilu, arrêtant Lancette
Misérable amoureux de la plus pauvre espèce,
Reçois le châtiment de ta sotte tendresse :
Tu vas être conduit au petit-Châtelet.
On met les menottes à Lancette et la garde l’emmène.
poilu
Courrons porter ma plainte au premier commissaire
Et chercher du secours à mon frère éreinté.
Il s’en va.

Scène xi

tirelire, castor évanoui

tirelire, revenant à elle-même
Comm’ j’étions là couchée à terre !
J’en ons le cou démis et ben mal au côté...
Mais d’où venons-je ainsi seulette ?
Sis-je femme à Castor, à Poilu, à Lancette ?
Quel chien de sort dois-je éprouver ?
Le trouble qu’en mon cœur ce vacarme fait naître
M’ôte la faculté de pouvoir me connaître...
Mais, sans pus de discours, il faut nous esquiver ;
Crainte que ce Lancette, en redoutable drille
Ne vienne méchamment encor nous enlever ;
Malheur toujours fâcheux pour une brave fille.
Elle sort.

Scène xii

castor évanoui, deux garçons-chapeliers

premier garçon
Nous venons ramasser notre monsieur Castor.
deuxieme garçon
Le voilà ce héros étendu dans la boue ?
premier garçon, le considérant
Il a les yeux pochés, un grand coup sur la joue
Oui, malgré sa valeur, il était le moins fort.
deuxieme garçon
Pourquoi se battait-il ce délicat jeune homme ?
premier garçon, criant aux oreilles de Castor
Monsieur notre bourgeois, voulez-vous du royaume ?
deuxieme garçon
Il n’a plus soif ; il est peut être-mort ?
premier garçon
Ici mettons-le à l’air sur cette chaise antique\versfaux[Il y a une syllabe de trop.] \SR
Ou ce vieux canapé qui pare la boutique.
deuxieme garçon, aidant à porter Castor sur le canapé
Voilà le seul tombeau que l’on puisse élever
Sur le champ au héros qui meurt sans qu’on y pense.
premier garçon
Il faut que toute chose ait de la vraisemblance.
deuxieme garçon
Regarde, mon ami, qui viens-je de trouver.
premier garçon
Eh quoi, ne vois-tu pas que nous tenons la lampe
Qui nous sert quand on peint les chapeaux en détrempe ?
deuxieme garçon
Une bizarre idée a droit de me charmer
Que de cadet Castor elle illumine l’ombre
Obéis à ma voix, cours vite l’allumer !
premier garçon
Ça va faire un beau jour bien sombre.
deuxieme garçon
Que Tirelire gémira !
Son âme sera désolée.
premier garçon
Tout à son aise elle sanglot’ra.
Avec ces vieux chiffons couvrons le mausolée
Et puis au cabaret reprenons nos esprits.
deuxieme garçon
Tirelire mon cher va jeter les hauts cris !
premier garçon
Va, va, [on] prétend qu’à Paris
Une veuve jolie est bientôt consolée.
Ils sortent et le théâtre n’est éclairé que par la lueur de la lampe.

Scène xiii

tirelire, castor évanoui

L’orchestre joue l’air des Pendus.
tirelire, en grand deuil
Tristes apprêts, pâle flambeau,
Astre lugubre du tombeau
Vote clarté convient sans doute
À quiconque ne veut voir goutte.
Soleil, tu n’as pus rien de bieau
Je vous habiter un cavieau ?...
Dans l’accident qui me rend toute blême
Que n’avons-je du moins un bon doigt de liqueur,
À [... – de pouvoir me remettre le cœur
Et d’avoir pus de force à pleurer ce que j’aime.
Quoi, mon cher amant est mort !
Ah ! Quelle triste aventure
J’ons donc fait avec Castor
Un mariage de peinture !

Scène xiv

les précédents, jupin, poilu, quatre garçons apothicaires, poissardes

poilu
Baissons tous à l’instant nos fronts respectueux,
Tremblons tous à l’aspect d’un médecin fameux
Qui du sombre Pluton sait peupler les demeures.
Les malades chez lui n’ont pas vingt-quatre heures
Il se moque en tout temps des maux les plus cruels
Avec son baume exquis et ses drogues suprêmes...
Fuyez, frémissez cacochymes mortels...
Tremblons et frémissons nous-mêmes.
jupin
Pour m’avoir en ces lieux, tu prends le bon instant
J’allais sur mes tréteaux vendre l’orviétan :
Quand je monte une fois au trône de ma gloire,
Mon fils, je n’en descends que pour manger et boire...
Mais voyons quel remède il faut lui décerner,
S’il faut scier un bras ou bien le trépaner.
Il tâte le pouls de Castor.
tirelire
Mon bieau-père futur, à l’âme généreuse
Pourquoi donc accourir quand il est trépassé ?
Si vous veniez plus tôt, il était moins rossé.
Mais si vous parchevez ste cure merveilleuse
Vous êtes le merveilleux charlatan de Paris
Où l’on en connaît tant au carnage nourris.
Des poissardes arrivent et entourent Jupin.
jupin, à part
Il n’a que perdu connaissance.
Haut.
Vous allez de mon baume admirer l’excellence.
Mais je puis me vanter de tant de guérisons
Que je sens de l’orgueil quelques démangeaisons.
Un allemand déjà touchait à l’onde noire
Je lui rendis la vie en le faisant bien boire.
Une Agnès prit mon baume après certains faux-pas
Eh bien, neuf mois ensuite il n’y paraissait pas
Et l’hymen à ses vœux put devenir propice.
D’un tendron ragoutant j’efface la jaunisse.
J’amaigris un chanoine, un large bachelier
Et l’énorme embonpoint d’un épais financier.
tirelire
Pour vous rosser, Jupin, ste main-là me démange.
Cessez tous vos propos, ô babillard étrange.
Ressuscitez l’amant auquel je dois m’unir.
jupin
De m’en faire ressouvenir
Vous avez bien raison, mon ange.
poilu
Allez donc vite au fait mon cher petit papa.
jupin
Je décide, avant tout, qu’il serait nécessaire
D’ouvrir au trépassé la veine jugulaire...
Il tire une lancette énorme.
Un affreux coup de pied démit son tibia ;
Il est bon d’inciser, d’une main délicate,
Et l’occiput et l’omoplate.
tirelire
Ah ! mon cœur se déchirerait
Si j’étions le témoin d’un si cruel martyre.
Il vaut mieux que je me retire.
Je ne puis voir couler mêm’ le sang d’un poulet.
Elle s’en va.

Scène xv

jupin, poilu, castor évanoui

jupin
Je répondrai de lui, mon cher, s’il avalait
De ces bols qui n’ont chacun que trois bouchées.
Il tire de sa poche quelques pilules, aussi grosses que des savonnettes.
C’est un remède en vogue utile à nos beautés.
poilu
Mais il doit procurer de terribles tranchées.
Si les gosiers étroits n’en sont épouvantés.
jupin
Bon ! bon ! Sans qu’on s’en effarouche
J’en fais souvent gober à grand nombre de gens
Qui tous les jours font la petite bouche.
poilu
Mais, rendez-moi Castor ; nous perdons bien du temps.
jupin
Aisément de nos mains crois-tu que l’on réchappe ?
Sans peine un suppôt d’Esculape
Empêche un moribond de trop longtemps souffrir
Mais le plus difficile est dans l’art de guérir.
Opérons cependant cette rare merveille.
poilu
Qu’avez-vous mon papa ? Vous vous grattez l’oreille.
Mon frère, je le vois ne peut m’être rendu
Et mon cœur pour toujours l’a sûrement perdu.
Il pleure comiquement.
jupin
J’ai voulu te cacher le sort qui te menace.
Si je guéris ton frère, il faut prendre sa place,
Tu seras à ton tour malade dans son lit :
Chacun pendant six mois vous serez décrépit.
poilu
Quoi, ma sœur sera veuve une fois chaque année,
Que de femmes voudraient avoir sa destinée !
jupin
Choisis ou de la fièvre ou bien du gras fondu
Et castor aussitôt va nous être rendu.
poilu
Vous n’êtes donc, seigneur, qu’un médecin de bal ?
jupin
Je ne puis rien changer à la loi trop fatale
Que suit la Faculté, mais non pas sans raison :
Il nous faut quelques morts pour une guérison.
Vois l’excellent secret dont je vais faire usage,
C’est palsambleu ! de l’altiali-fluor.
poilu
Mais ce n’est point un badinage.
Reviens, reviens, cadet Castor.
jupin
Tiens, mon remède agit, le voilà qui respire.
castor, sautant au cou de Jupin et de Poilu
Bon ! je n’étais mort que pour rire.
jupin
Écoute, grand benêt qui te laisse étriller :
Comme encor tu n’es point reçu chapelier,
Et [pour – de la Jurande éviter la poursuite
Les maîtres vont saisir jusques à ta marmite
Suivis de plus d’un fusilier,
Et même te donner prison pour gîte.
castor
J’ai toujours contre moi la fortune et l’amour.
Fallait-il m’accabler de vos soins favorables
Et sans me consulter me rappeler au jour
Afin de m’apprendre à mon retour
Ces nouvelles désagréables ?
poilu
Je vais, si je le peux, attendre nos jurés.
jupin
Et moi sur mes tréteaux charmer la populace
Arracher une dent à quelque boniface
Dont au loin on rira des cris désespérés.
poilu
Nous dirons, en passant, à ta douce maîtresse
Que grâce à notre père, à son habileté
Elle peut embrasser l’objet de sa tendresse.
castor
Envoyez-moi la, je vous prie
Cette belle ardemment chérie
Afin que je sois sûr d’être ressuscité.
Poilu et Jupin s’en vont, ainsi que les poissardes et les apothicaires.

Scène xvi

castor seul

Jarni ! Que de guignons ! Voici peut-être l’heure
Où d’horribles cachots vont être ma demeure.
Sans descendre au séjour où commande Pluton
On trouve les enfers, on les voit sur la Terre
Puisqu’on y construisit mainte et mainte prison
Et chaque créancier est un affreux Cerbère.

Scène xvii

tirelire, castor

tirelire
Oh rien présentement ne vous porte malheur.
Chantons, rions, faisons gogailles ;
Nous touchons, pour le coup, au jour des épousailles.
castor
Le plaisir, le chagrin se battent dans mon cœur.
tirelire
T’es tout comme un oiseau du pus mauvais augure.
castor
Je fuis ma Tirelire et vais quitter ce lieu.
tirelire
T’as une singulière allure ;
Tu ne me vois jamais que pour me dire adieu.
Est-c’ti comm’ça qu’on aime une jeune fillette ?
castor
Je te laisse mon frère ; il aura la vertu
De te bien consoler ; je m’en vais sans trompette.
On entend un grand bruit.
tirelire
D’où vient ce tintamarre et qu’a-t-on résolu ?
castor
On va me mettre en cage et j’ai trop attendu.

Scène xviii

les précédents, poilu

poilu, à Castor
Cadet, ne tremble plus, enfin, rassure-toi
Faisons à ta frayeur succéder la surprise.
Ma sincère amitié t’achète la maîtrise
Dont le prix est baissé, grâce aux bienfaits du roi.

Scène xix

les précédents, bébé

bébé, à Castor
Eh ben, bel amoureux de sucre
Mais qui pour moi n’est que du chicotin,
Tu prétends donc encor dédaigner tout mon lucre
Et donner à ma sœur et ton cœur et ta main.
poilu
Je vous épouse, moi, la maîtresse commère
Quoique vous ne soyez qu’une belle mégère
Afin que vous laissiez mon cadet en repos.
bébé, lui donnant la main
Touchez donc là, roi des magots
Des marsouins on commence à perdre un peu la trace.
Vous pourrez quelque jour en augmenter la race
Je le jurons par mon baquet.
Air qui annonce l’arrivée des maîtres, des garçons-chapeliers et des harengères. L’orchestre joue l’air  : Allons danser sous ces ormeaux.

Scène xx

les précédents, jupin, chapeliers, harengères

jupin
Je viens me divertir au sein de ma famille
De boire à sa santé dans ce jour, je pétille.
poilu
Je partage mon fonds avec mon cher cadet
Quand il aura resté dans la boutique
Le lendemain à moi sera mon tour
Ainsi tous deux attirant la pratique
Nous paraîtrons chacun notre tour.
jupin
Admirez, mes enfants, mon adresse suprême.
Voyez ma sublime vigueur ;
Oui, je viens d’arracher moi-même
Cette dent mâchelière au clerc d’un procureur.
Il montre une dent prodigieuse.
Mais je professe encor l’art de nécromancie
J’ébranle l’univers, j’évoque le démon,
Je sais qu’un temps viendra qu’en ma chère patrie
De Castor les chapeaux porteront le beau nom.
castor
Peste ! C’est un honneur dont mon âme est ravie.
poilu
Célébrons tous sa gloire et son futur renom.
On danse.
Fin

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